Cour d’appel de Rouen, le 11 septembre 2025, n°24/02405

Par un arrêt du 11 septembre 2025, la Cour d’appel de Rouen, chambre sociale, tranche un litige de requalification d’une succession de contrats de mission conclus pour des campagnes industrielles de production vaccinale. La cour contrôle la validité du motif saisonnier invoqué et statue sur les effets d’une requalification en contrat à durée indéterminée, notamment quant à la rupture et aux accessoires.

Un salarié intérimaire, affecté en qualité d’opérateur de production « vrac », a enchaîné plusieurs missions entre octobre 2022 et mars 2024, au titre de campagnes dites de l’hémisphère Sud puis de l’hémisphère Nord. Les contrats mentionnaient un « emploi saisonnier » appelé à se répéter selon une périodicité à peu près fixe. L’entreprise utilisatrice opposait la cyclicité des campagnes, une fermeture inter-campagnes d’un bâtiment et des constats d’inactivité ponctuels.

Saisi en janvier 2024, le conseil de prud’hommes de Louviers a débouté le salarié en juin 2024. Appel a été interjeté. L’appelant sollicitait la requalification à compter du 10 octobre 2022, l’annulation de la rupture avec réintégration, ou subsidiairement des indemnités de rupture et de dommages-intérêts, ainsi que diverses sommes relatives à des avantages sociaux. L’intimée concluait à la confirmation du jugement et au rejet des demandes, avec une demande sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

La question était de savoir si la production « vrac » d’un vaccin antigrippal, organisée en campagnes successives, relève d’une activité saisonnière au sens des textes permettant le recours au travail temporaire, ou si, au contraire, ces missions pourvoyaient un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise utilisatrice. La cour répond par la négative, retenant que l’employeur ne rapporte pas la preuve d’un véritable motif saisonnier, et ordonne la requalification dès le premier contrat irrégulier. Elle refuse la nullité de la rupture et la réintégration, mais accorde les indemnités de loi et de convention, des réparations accessoires et ordonne le remboursement d’allocations chômage.

I. Le contrôle du motif saisonnier et l’exigence probatoire

A. Le cadre légal et la définition opérationnelle du saisonnier
La cour rappelle le principe cardinal posé par les textes. Elle cite d’abord que « le contrat de mission, quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise utilisatrice ». Elle souligne ensuite la règle de preuve et son moment d’appréciation: « Il incombe à l’employeur de rapporter la preuve de la réalité du motif de recours au contrat de mission qui s’apprécie à la date de conclusion du contrat, à défaut de quoi il encourt la requalification du contrat en contrat à durée indéterminée. » Ces attendus fixent la méthode et assignent à l’entreprise un fardeau probatoire précis.

La juridiction précise la notion même d’activité saisonnière, dans une formulation de portée générale, directement mobilisable par les praticiens. Elle énonce qu’« une activité saisonnière autorisant la conclusion d’un contrat à durée déterminée correspond à des travaux qui se répètent cycliquement, c’est-à-dire avec une périodicité régulière qui ne résulte pas de la volonté de l’employeur mais qui tient à des contraintes extérieures, naturelles, techniques ou socio-économiques. » Le critère déterminant n’est donc pas la seule récurrence, mais son ancrage dans des contraintes externes et la discontinuité réelle de l’activité à l’échelle de l’emploi en cause.

B. L’appréciation concrète des campagnes vaccinales et l’insuffisance des preuves
La cour admet sans détour la dimension cyclique des campagnes vaccinales, mais refuse le glissement automatique du cycle du produit vers la saisonnalité de l’emploi. Elle relève ainsi que « ce seul élément n’est cependant pas suffisant pour établir le caractère saisonnier de l’emploi », s’agissant précisément d’un poste d’opérateur « vrac » inséré dans un processus industriel continu. L’analyse portée n’est pas abstraite; elle requiert des éléments factuels précis et chiffrés.

De manière décisive, la motivation exige des données objectivées sur l’activité. La cour retient qu’« en l’absence d’éléments objectifs et chiffrés sur l’activité industrielle et commerciale, la cour ne peut retenir que la modification bi-annuelle des souches des vaccins est un élément suffisant pour établir que la mise en production est nécessairement saisonnière et qu’il ne s’agit pas d’une activité permanente, le cas échéant, soumise ponctuellement à des accroissements d’activités. » Les graphiques non sourcés et les constats ponctuels d’inactivité d’un bâtiment ne suffisent pas, surtout lorsque l’échelon pertinent est celui de l’emploi et de l’organisation globale du site.

La juridiction souligne enfin la quasi-continuité temporelle de la production « vrac » sur l’année, l’anticipation d’embauches avant la fixation des souches, et l’insuffisante justification tirée de la formation initiale invoquée. Dès lors, les contrats litigieux ont « pour objet ou pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente » de l’entreprise utilisatrice. La solution logique s’impose: « La requalification étant encourue dès le premier contrat irrégulier. » L’irrégularité initiale emporte tout le faisceau contractuel ultérieur.

II. Les effets de la requalification et leurs incidences indemnitaires

A. Les conséquences principales sur la rupture et l’ancienneté
Par l’effet de la requalification, l’intéressé est « réputé avoir occupé un emploi à durée indéterminée depuis le jour de son engagement par un contrat intérimaire irrégulier. » La cour fixe l’ancienneté à compter du 10 octobre 2022 et détermine le salaire de référence à 3 217,60 euros sur la base d’un justificatif produit, l’employeur n’apportant pas d’éléments contraires. Elle accorde l’indemnité de requalification d’un mois de salaire, conformément à la lettre du texte applicable.

La rupture intervenue au terme de la dernière mission, faute de procédure et de motif, est « sans cause réelle et sérieuse ». La cour le dit en termes nets: « La relation de travail ayant été requalifiée en contrat à durée indéterminée, la rupture est intervenue sans mise en œuvre d’une procédure de licenciement et sans justification d’un motif, de sorte qu’elle est sans cause réelle et sérieuse. » Elle refuse, en revanche, la nullité et la réintégration, relevant que « le non-respect du délai d’un mois de l’article L.1251-41 n’est pas sanctionné » et qu’aucune atteinte à une liberté fondamentale n’est caractérisée dans les circonstances de l’espèce.

Sur les conséquences financières de la rupture, la cour applique la convention collective pour accorder deux mois de préavis (6 435,20 euros) et les congés afférents (643,52 euros), puis l’indemnité conventionnelle de licenciement (965,28 euros) calculée sur une assiette incluant les éléments rappelés par le texte conventionnel. Au titre de l’article L. 1235-3 du code du travail, elle fixe les dommages et intérêts à 4 000 euros, compte tenu de l’ancienneté courte, du salaire, de l’âge et de l’absence d’éléments sur la situation postérieure.

B. Les accessoires: avantages sociaux, remboursement d’allocations et intérêts
La décision aborde les accessoires avec une approche réaliste, en réparant le préjudice né de la privation d’avantages sociaux liée au recours irrégulier au travail temporaire. La cour alloue 140 euros nets pour l’absence de remise de chèques cadeaux, relevant que la faute d’avoir écarté le salarié du statut applicable lui a causé un dommage certain. S’agissant de l’intéressement et de la participation, elle retient l’année 2022, seule pertinente au regard de la date de requalification, et accorde 2 000 euros nets, l’employeur n’ayant pas versé aux débats les accords et paramètres de calcul pourtant à sa disposition.

Au plan des mesures d’ordre public social, la cour fait application du texte relatif au remboursement des allocations chômage, estimant réunies ses conditions. Elle décide que « Les conditions de l’article L.1235-4 du code du travail étant réunies, il convient d’ordonner le remboursement par l’employeur fautif aux organismes intéressés des indemnités chômage versées […] dans la limite de six mois. » La portée dissuasive de cette mesure confirme l’orientation protectrice du contentieux de la requalification.

Enfin, la cour précise le régime des intérêts légaux dans une formule classique, de nature à sécuriser l’exécution: « Les sommes à caractère salarial porteront intérêts au taux légal à compter de la convocation de l’employeur devant le bureau de conciliation et celles à caractère indemnitaire à compter du présent arrêt. » La condamnation aux dépens de première instance et d’appel, ainsi que l’octroi de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, complètent utilement le dispositif.

Cet arrêt illustre une exigence probatoire élevée en matière de saisonnalité, qui ne se déduit ni de la seule cyclicité du produit, ni d’indices non sourcés. Il invite les entreprises à documenter précisément les rythmes d’activité au niveau de l’emploi concerné, sous peine de voir qualifié de structurel ce qui n’est qu’asserté comme cyclique. La solution, mesurée dans ses conséquences indemnitaires et rigoureuse sur la preuve, consolide la frontière entre besoins permanents et pics réellement saisonniers, sans confondre logique industrielle continue et précarité juridique.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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