Cour d’appel de Rouen, le 4 juillet 2025, n°23/04029

L’indemnisation des accidents du travail constitue un pilier du droit de la sécurité sociale depuis la loi du 9 avril 1898. La présomption d’imputabilité attachée aux lésions survenues au temps et au lieu du travail facilite la prise en charge des salariés victimes. Toutefois, cette présomption ne dispense pas la victime de prouver la matérialité du fait accidentel lui-même. La cour d’appel de Rouen, dans un arrêt du 4 juillet 2025, rappelle avec précision les contours de cette exigence probatoire.

Une salariée exerçant les fonctions de chauffeur livreur prétendait avoir chuté en descendant de sa fourgonnette lors d’une livraison effectuée le 15 décembre 2021 vers 21h30. Elle déclarait s’être blessée au genou gauche en tombant sur le trottoir alors qu’elle portait des colis. N’ayant ressenti qu’une douleur passagère, elle n’avait pas signalé l’incident à son retour à l’entrepôt. Le lendemain, constatant un gonflement important de son genou, elle avait consulté son médecin qui avait diagnostiqué une entorse et prescrit un arrêt de travail.

L’employeur, informé le 16 décembre 2021, avait établi une déclaration d’accident du travail tout en contestant formellement sa réalité. Il faisait valoir que la salariée n’avait manifesté aucune douleur ni signalé de chute à son retour le soir des faits allégués. La caisse primaire d’assurance maladie, après enquête, avait refusé la prise en charge au titre de la législation professionnelle par décision du 16 mai 2022. La commission de recours amiable avait rejeté le recours de la salariée le 25 mai 2023.

Saisi du litige, le pôle social du tribunal judiciaire de Rouen avait débouté la salariée de sa demande par jugement du 13 novembre 2023. La salariée avait interjeté appel de cette décision.

Devant la cour, la salariée soutenait que les attestations de sa mère et de ses voisines, qui déclaraient l’avoir vue boiter à son retour du travail, constituaient des présomptions graves et concordantes établissant la réalité de l’accident. Elle estimait ne pas devoir être pénalisée par ses conditions de travail isolées, sans collègue susceptible de témoigner. La caisse objectait qu’aucun élément objectif ne permettait d’établir la survenance de l’accident au temps et au lieu du travail, relevant notamment l’absence de signalement immédiat et le caractère indirect des témoignages produits.

La question posée à la cour d’appel de Rouen était de déterminer si une salariée travaillant seule peut établir la matérialité d’un accident du travail par des témoignages indirects émanant de proches ayant constaté des signes de douleur après les faits allégués.

La cour confirme le jugement entrepris et déboute la salariée de sa demande. Elle retient qu’aucun faisceau d’indices graves et concordants ne permet d’établir la survenance d’un accident au temps et au lieu du travail. Les attestations produites ne font que rapporter les propos de l’intéressée et constater qu’elle boitait, sans établir les circonstances de la chute alléguée. La cour relève une contradiction entre l’absence de signalement au supérieur hiérarchique présent le soir des faits et la manifestation concomitante de la douleur auprès des proches.

Cet arrêt présente un intérêt certain en ce qu’il précise les exigences probatoires pesant sur le salarié qui entend bénéficier de la présomption d’imputabilité. Il convient d’examiner la charge de la preuve de la matérialité de l’accident (I), puis l’appréciation souveraine des indices par les juges du fond (II).

I. L’exigence d’une preuve positive de la matérialité de l’accident

La présomption d’imputabilité prévue par l’article L. 411-1 du code de la sécurité sociale ne s’applique qu’une fois établie la matérialité du fait accidentel (A). Cette preuve, qui incombe à la victime, ne peut résulter de ses seules affirmations (B).

A. Le champ d’application limité de la présomption d’imputabilité

L’article L. 411-1 du code de la sécurité sociale définit l’accident du travail comme celui « survenu par le fait ou à l’occasion du travail ». La jurisprudence en déduit une présomption d’imputabilité au travail de toute lésion survenue au temps et au lieu du travail. Toutefois, cette présomption ne porte que sur le lien de causalité entre le travail et la lésion constatée. Elle ne dispense nullement la victime d’établir la réalité du fait accidentel lui-même.

La cour d’appel de Rouen rappelle cette distinction fondamentale en énonçant que « l’accident du travail consiste en un fait précis qui, survenu soudainement au cours ou à l’occasion du travail, est à l’origine d’une lésion corporelle ou psychologique ». L’exigence de soudaineté distingue l’accident de la maladie professionnelle, qui procède d’une exposition prolongée. La cour précise qu’il n’est pas nécessaire que l’événement revête un caractère violent ou anormal, pourvu qu’il soit soudain et localisé dans le temps.

En l’espèce, la salariée invoquait une chute survenue à un instant précis. L’événement allégué présentait donc le caractère soudain requis. La difficulté résidait dans l’établissement de sa réalité matérielle, en l’absence de tout témoin direct.

B. L’insuffisance des déclarations de la victime

La cour énonce avec clarté que « les seules déclarations du salarié sur l’accident qu’il aurait subi sont insuffisantes pour établir la matérialité de l’accident ». Cette formulation reprend la jurisprudence constante de la Cour de cassation. Le salarié doit apporter des éléments extérieurs corroborant ses affirmations.

Ces éléments peuvent consister en des témoignages directs, des constatations médicales immédiates, des circonstances matérielles attestées ou tout autre indice objectif. La cour précise que ces indices doivent être « susceptibles d’être retenus à titre de présomptions » et de nature à établir le caractère professionnel de l’accident. Le recours au mécanisme des présomptions de fait prévu aux articles 1353 et suivants du code civil suppose la réunion d’indices graves, précis et concordants.

L’arrêt rappelle utilement que « l’absence de témoin ne suffit pas, à elle seule, à remettre en cause la matérialité de l’accident du travail ». Cette précision est importante pour les salariés exerçant des fonctions isolées. Elle signifie que la preuve peut être rapportée par d’autres moyens. Cependant, elle implique aussi que ces autres moyens doivent présenter une force probante suffisante, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

La matérialité de l’accident ne peut donc résulter d’un renversement de la charge de la preuve au profit de la victime. Le passage de la preuve du fait accidentel à la présomption d’imputabilité obéit à un enchaînement logique rigoureux que le salarié ne peut court-circuiter.

II. L’appréciation souveraine des indices par les juges du fond

Les juges du fond disposent d’un pouvoir souverain pour apprécier la valeur probante des éléments produits (A). En l’espèce, la cour retient l’existence de contradictions affaiblissant la crédibilité des déclarations de la salariée (B).

A. La faiblesse probatoire des témoignages indirects

La salariée produisait des attestations émanant de sa mère et de ses voisines. Ces personnes déclaraient l’avoir vue rentrer à son domicile le soir des faits et avoir constaté qu’elle boitait. La cour écarte ces témoignages au motif qu’ils « ne font que rapporter les propos de cette dernière et constater qu’elle boitait ou qu’elle avait mal quelque part ».

Cette analyse distingue deux types d’informations. Les témoins rapportent d’abord ce que la salariée leur a déclaré quant aux circonstances de sa chute. Sur ce point, leurs attestations n’ajoutent rien à la parole de l’intéressée elle-même. Elles constituent des témoignages de seconde main, dépourvus de valeur probante autonome. Les témoins constatent ensuite des signes extérieurs de douleur. Cette observation directe pourrait constituer un indice. Toutefois, elle n’établit ni le lieu ni le moment de la survenance de la blessure.

La cour relève que « s’il est établi que l’assurée a été victime d’une entorse du genou constatée par son médecin traitant le 16 décembre 2021, il n’est pas démontré que cette blessure se soit produite au temps et au lieu de travail ». Le certificat médical atteste de la lésion mais ne peut renseigner sur son origine. L’intervalle entre les faits allégués et la consultation médicale affaiblit encore le lien de connexité temporelle.

B. La contradiction relevée dans le comportement de la victime

La cour identifie une incohérence dans l’attitude de la salariée qui fragilise sa version des faits. Elle « n’a procédé à aucun signalement de l’accident le 15 décembre 2021 à la fin de sa journée de travail alors même que son supérieur était présent sur le site ». La salariée justifiait ce silence par l’atténuation de la douleur.

Or la cour observe qu’elle aurait « concomitamment manifesté cette douleur auprès de sa mère et de ses voisines ». Cette contradiction temporelle est décisive. Si la douleur s’était véritablement estompée au point de ne pas mériter un signalement professionnel, elle n’aurait pas dû être perceptible par les proches au même moment. Inversement, si la douleur était suffisamment vive pour être remarquée par l’entourage, l’absence de signalement à l’employeur devient suspecte.

Cette analyse révèle la méthode du faisceau d’indices dans sa dimension négative. Les juges ne se contentent pas d’évaluer la force probante de chaque élément isolément. Ils examinent leur cohérence d’ensemble et tirent des conséquences de leurs contradictions. En l’espèce, le comportement de la salariée apparaît incompatible avec la version des faits qu’elle soutient.

La solution retenue par la cour d’appel de Rouen s’inscrit dans une jurisprudence équilibrée. Elle refuse d’imposer aux salariés isolés une preuve impossible en admettant le recours aux présomptions de fait. Elle maintient cependant l’exigence d’éléments objectifs corroborant les déclarations de la victime. Cette rigueur probatoire préserve l’équilibre du régime des accidents du travail en évitant que la présomption d’imputabilité ne devienne un instrument de fraude.

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Hassan KOHEN
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