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Un salarié, engagé en qualité de couvreur par contrat à durée indéterminée depuis février 2015, adresse à son employeur une lettre de démission le 20 août 2018. Dans ce courrier, il indique que sa décision résulte du non-paiement de son salaire et des difficultés financières de l’entreprise. Quelques jours plus tard, la société est placée en liquidation judiciaire. Le salarié saisit alors la juridiction prud’homale aux fins de requalification de sa démission en prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Les faits révèlent qu’une partie du salaire de janvier 2018, d’un montant de 1 031,22 euros, n’avait pas été réglée malgré une ordonnance de référé rendue en mars 2018. Le salarié était en arrêt maladie du 8 février au 31 juillet 2018. À la reprise, constatant la persistance du défaut de paiement, il démissionne.
Le conseil de prud’hommes du Havre, par jugement du 25 novembre 2019, rejette l’ensemble des demandes du salarié, estimant que sa démission ne constitue pas une prise d’acte mais produit les effets d’une démission ordinaire. Le salarié interjette appel de cette décision. La procédure de liquidation judiciaire ayant été clôturée pour insuffisance d’actif en septembre 2020, un mandataire ad hoc est désigné pour représenter la société.
Devant la cour d’appel de Rouen, le salarié soutient que sa démission, motivée par le non-paiement des salaires, doit s’analyser en une prise d’acte de la rupture. L’AGS-CGEA, partie intervenante, conteste cette analyse, estimant que le manquement invoqué n’est pas suffisamment grave et qu’il s’agit d’un effet d’aubaine lié à la proximité de la liquidation judiciaire.
La question posée à la cour est la suivante : une démission expressément motivée par le non-paiement partiel du salaire peut-elle être requalifiée en prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors même que le montant impayé demeure limité et que le salarié avait déjà obtenu une décision de référé restée inexécutée ?
La cour d’appel de Rouen, par arrêt du 8 juillet 2025, infirme le jugement de première instance. Elle retient que « la teneur même de la lettre de démission permet de retenir qu’elle s’analyse en une prise d’acte de la rupture dès lors qu’il y est clairement mentionné qu’elle est contrainte et qu’elle intervient en raison du non-paiement des salaires ». Elle juge que le non-paiement d’une partie du salaire constitue un manquement grave de l’employeur à une obligation essentielle, justifiant la requalification en licenciement sans cause réelle et sérieuse.
La requalification de la démission en prise d’acte suppose d’abord que soit caractérisé son caractère équivoque (I), puis que soient appréciés les effets de cette requalification au regard de la gravité du manquement invoqué (II).
I. La caractérisation de l’équivoque dans la démission motivée
La cour examine les critères permettant de distinguer la démission claire de la prise d’acte (A), avant d’apprécier l’influence des circonstances temporelles sur cette qualification (B).
A. Le critère de la volonté claire et non équivoque
La jurisprudence constante de la Cour de cassation définit la démission comme « un acte unilatéral par lequel le salarié manifeste de façon claire et non équivoque sa volonté de mettre fin au contrat de travail ». Cette définition constitue le socle de l’analyse opérée par la cour d’appel de Rouen.
En l’espèce, le salarié avait rédigé un courrier formel de démission. La lettre comportait le terme « démission » et manifestait expressément la volonté de quitter l’entreprise. Ces éléments auraient pu conduire à retenir une démission pure et simple.
La cour retient une autre analyse. Elle relève que le courrier mentionnait : « vous me forcez à prendre cette décision suite au problème de non paiement de mon salaire ». Cette formulation révèle une contrainte extérieure privant la démission de son caractère libre. Le salarié n’exprime pas un choix délibéré mais une réaction à un manquement de l’employeur.
La cour applique ainsi le principe selon lequel « lorsque le salarié remet en cause [sa démission] en raison de faits ou manquements imputables à son employeur, le juge doit, s’il résulte des circonstances antérieures ou contemporaines de la démission qu’à la date à laquelle elle a été donnée celle-ci était équivoque, l’analyser en une prise d’acte de la rupture ».
Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence bien établie. La Cour de cassation a régulièrement jugé qu’une démission motivée par des reproches adressés à l’employeur ne peut être considérée comme claire et non équivoque. Le caractère équivoque résulte de la concomitance entre l’acte de rupture et l’invocation de griefs.
B. L’indifférence du délai écoulé entre le manquement et la rupture
L’AGS-CGEA soulevait un argument tiré de l’écoulement du temps. Le salarié avait saisi le conseil de prud’hommes en référé dès mars 2018 pour obtenir paiement de son salaire de janvier 2018. Il n’avait pas alors estimé que ce manquement justifiait une rupture. Cinq mois plus tard, il démissionnait en invoquant ce même grief. L’AGS y voyait un effet d’aubaine, le salarié ayant anticipé la liquidation judiciaire imminente.
La cour écarte cet argument. Elle retient que le salarié était en arrêt maladie du 8 février au 31 juillet 2018. Durant cette période, la question de la poursuite effective de la relation de travail ne se posait pas avec la même acuité. La reprise du travail au 1er août 2018 a confronté le salarié à la réalité d’une situation inchangée : le salaire restait impayé malgré la décision de justice.
La cour relève également qu’il « n’est pas justifié qu’il lui aurait été fourni du travail du 1er au 20 août 2018 ». Cette absence de fourniture de travail renforce le constat d’une situation dégradée. Le salarié ne pouvait raisonnablement espérer une amélioration.
Cette analyse révèle que le délai écoulé entre le manquement initial et la rupture ne suffit pas à purger la démission de son équivoque. Ce qui importe est la persistance du manquement au jour de la rupture. Le salarié qui attend avant de rompre ne perd pas le droit d’invoquer un grief ancien, dès lors que ce grief demeure actuel.
La cour refuse également de caractériser un effet d’aubaine. Elle note que si le salarié avait su qu’une liquidation judiciaire interviendrait quinze jours plus tard, il aurait attendu son licenciement pour bénéficier du contrat de sécurisation professionnelle. Cette remarque souligne que la prise d’acte était moins favorable au salarié qu’un licenciement économique. L’argument de l’opportunisme tombe.
II. Les effets de la prise d’acte et l’appréciation du manquement grave
Une fois la démission requalifiée en prise d’acte, la cour examine si le manquement invoqué justifie de lui conférer les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse (A), puis en tire les conséquences indemnitaires (B).
A. Le non-paiement du salaire comme manquement grave par nature
La prise d’acte produit les effets d’un licenciement si les faits allégués sont établis et suffisamment graves pour la justifier. Dans le cas contraire, elle produit les effets d’une démission. L’enjeu pour le salarié est considérable.
En l’espèce, le montant impayé s’élevait à 1 031,22 euros, soit une partie seulement du salaire de janvier 2018. L’AGS-CGEA soutenait que ce montant limité ne constituait pas un manquement suffisamment grave.
La cour retient une autre analyse. Elle qualifie le paiement du salaire d’« obligation essentielle » de l’employeur. Cette qualification emporte des conséquences importantes. Un manquement à une obligation essentielle revêt par nature un caractère de gravité suffisant pour justifier la rupture.
La cour énonce qu’il « convient de retenir un manquement grave de l’employeur justifiant la rupture du contrat ». Elle ne se livre pas à une appréciation quantitative du montant impayé. Le critère retenu est qualitatif : le salaire constitue la contrepartie du travail, son paiement est l’obligation première de l’employeur.
Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation. Le non-paiement du salaire, même partiel, constitue un manquement suffisamment grave pour justifier une prise d’acte aux torts de l’employeur. La chambre sociale a régulièrement censuré les décisions qui subordonnaient cette qualification à l’importance du montant impayé ou à la durée du retard.
La cour relève un élément aggravant : l’existence d’une ordonnance de référé restée inexécutée. Le salarié avait obtenu une décision de justice condamnant l’employeur au paiement. Cette décision était exécutoire. L’employeur ne s’y était pas conformé. Ce défaut d’exécution d’une décision de justice aggrave le manquement initial.
B. La détermination des conséquences indemnitaires
La requalification en licenciement sans cause réelle et sérieuse ouvre droit à diverses indemnités. La cour procède à leur fixation en tenant compte des éléments du dossier.
Sur le salaire de référence, la cour constate que le salarié n’a pas produit ses bulletins de paie. Elle se fonde alors sur le contrat de travail qui prévoyait une rémunération sur la base de 151,67 heures augmentées de 17,33 heures supplémentaires majorées à 25 % pour un taux horaire de 12 euros. Elle retient un salaire mensuel de 2 079,99 euros.
L’indemnité compensatrice de préavis est fixée à deux mois de salaire, soit 4 159,98 euros, outre 416 euros de congés payés afférents. Cette durée de préavis correspond aux dispositions conventionnelles ou légales applicables à un ouvrier de cette ancienneté.
L’indemnité légale de licenciement est calculée sur la base d’une ancienneté de trois ans et six mois, préavis compris. La cour fixe cette indemnité à 1 819,99 euros, conformément aux dispositions de l’article L. 1234-9 du code du travail.
Les dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse sont fixés à 2 100 euros. La cour applique le barème de l’article L. 1235-3 du code du travail, qui prévoit pour un salarié de trois années d’ancienneté dans une entreprise de moins de onze salariés une indemnisation comprise entre un et quatre mois de salaire. Elle retient le minimum du barème, le salarié ne justifiant pas de sa situation financière postérieure à la rupture.
Cette modération dans l’indemnisation illustre l’office du juge dans l’application du barème. La fourchette légale laisse une marge d’appréciation. Le juge doit la moduler en fonction des éléments produits. L’absence de justification du préjudice conduit à une indemnisation dans la partie basse de la fourchette.
La cour déclare l’AGS-CGEA tenue à garantie pour ces sommes. Elle écarte l’argument tiré de la clôture de la procédure collective pour insuffisance d’actif. Elle rappelle que l’AGS doit garantir les sommes portées sur le relevé complémentaire établi à la suite d’une décision prud’homale rendue après la clôture de la liquidation judiciaire. Cette solution assure l’effectivité des droits du salarié malgré l’insolvabilité de l’employeur.