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Par un arrêt du 8 juillet 2025, la chambre sociale de la cour d’appel de Rouen s’est prononcée sur les demandes indemnitaires d’un salarié protégé licencié pour inaptitude, mettant en lumière l’articulation entre le contrôle administratif du licenciement et la compétence résiduelle du juge judiciaire en matière d’obligation de sécurité.
Un salarié engagé en 1981 en qualité de guichetier occupait au dernier état de la relation contractuelle les fonctions de conseiller clientèle. Il exerçait par ailleurs des mandats de représentation du personnel et assumait la fonction de trésorier du comité d’entreprise. Le 19 avril 2016, le médecin du travail l’a déclaré inapte à son poste, préconisant une affectation sans contact direct avec la clientèle, sans objectif commercial et à proximité de son domicile. Des tensions étaient survenues dès juin 2015 entre ce salarié et d’autres élus du comité d’entreprise au sujet du remboursement de frais contestés. Une réunion extraordinaire tenue le 16 octobre 2015 avait abouti à sa révocation de la fonction de trésorier. L’intéressé avait ensuite été placé en arrêt de travail à compter du 9 novembre 2015.
L’inspection du travail ayant refusé d’autoriser le licenciement le 6 septembre 2016, l’employeur a formé un recours hiérarchique. Le ministre du travail a finalement autorisé le licenciement le 4 mai 2017, permettant la rupture du contrat pour inaptitude et impossibilité de reclassement le 16 mai 2017. Le salarié a saisi le conseil de prud’hommes le 1er juin 2018. Parallèlement, il a contesté la décision ministérielle devant les juridictions administratives. Le tribunal administratif, puis la cour administrative d’appel de Douai et enfin le Conseil d’État, par un arrêt du 12 avril 2023, ont confirmé la légalité de l’autorisation de licenciement. Une demande de reconnaissance d’accident du travail a également été rejetée par le pôle social du tribunal judiciaire du Havre, décision confirmée en appel le 29 juin 2022.
Le conseil de prud’hommes de Rouen, après un sursis à statuer, a débouté le salarié de l’ensemble de ses demandes par jugement du 3 juin 2024. En cause d’appel, le salarié sollicitait la condamnation de son employeur au paiement de dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de reclassement et exécution de mauvaise foi du contrat de travail, pour manquement à l’obligation de sécurité et pour discrimination syndicale.
La cour d’appel devait déterminer si, nonobstant l’autorisation administrative de licenciement, le juge judiciaire pouvait retenir des manquements de l’employeur à ses obligations, en particulier à l’obligation de sécurité.
La cour d’appel de Rouen confirme le jugement en ce qu’il a débouté le salarié de ses demandes relatives au reclassement et à la discrimination syndicale. Elle l’infirme cependant sur l’obligation de sécurité et condamne l’employeur à verser 7 500 euros de dommages et intérêts à ce titre. Elle retient que l’employeur, informé du caractère éprouvant de la réunion du 16 octobre 2015, n’a pris aucune mesure pour s’assurer de la santé psychique du salarié et n’a pas organisé d’entretien d’accompagnement lors de sa reprise d’activité, alors que son mal-être était manifestement visible.
Cette décision illustre la dualité des contrôles juridictionnels applicables au licenciement du salarié protégé (I) et précise les contours de l’obligation de sécurité en contexte de conflit interne à l’institution représentative (II).
I. La répartition des compétences entre juridictions administrative et judiciaire
A. L’autorité de la chose décidée par l’administration sur l’obligation de reclassement
La cour rappelle avec fermeté le principe de séparation des pouvoirs qui irrigue le contentieux du licenciement des salariés protégés. Elle énonce que « les motifs par lesquels la juridiction administrative autorise le licenciement d’un salarié protégé sont le soutien nécessaire de sa décision et s’imposent, en vertu de la séparation des pouvoirs, au juge judiciaire ». Cette formulation reprend la jurisprudence constante du Tribunal des conflits et de la Cour de cassation.
L’application de ce principe conduit la cour à examiner minutieusement la motivation de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Douai. Celle-ci avait retenu que l’employeur avait sollicité le médecin du travail pour obtenir des précisions sur les restrictions médicales, lui avait transmis une liste de trente-neuf postes disponibles en Normandie, puis avait proposé de créer un poste spécialement aménagé. La juridiction administrative avait constaté que les délégués du personnel avaient été régulièrement consultés et que le télétravail n’apparaissait pas envisageable dans un contexte sécurisé. Elle avait conclu que l’employeur avait satisfait à son obligation de reclassement.
Le juge judiciaire se trouve ainsi lié par cette appréciation. La cour d’appel de Rouen tire les conséquences de cette autorité en affirmant qu’« il résulte de cette motivation qu’il ne peut être retenu aucun manquement à l’obligation de reclassement ». Le salarié ne saurait, sous couvert d’une demande indemnitaire, remettre en cause devant le juge prud’homal les motifs adoptés par la juridiction administrative.
B. L’examen autonome de la bonne foi contractuelle
La cour ne s’arrête pas à ce constat d’incompétence. Elle relève que le salarié invoquait également une exécution de mauvaise foi du contrat de travail, grief distinct de l’obligation de reclassement proprement dite. Ce faisant, elle préserve un espace de contrôle judiciaire résiduel.
Le salarié soutenait que l’employeur n’avait pas précisé au médecin du travail qu’il s’agissait d’un poste de conseiller clientèle et avait ajouté la possibilité d’un contact indirect avec la clientèle. La cour examine ces griefs au fond et les écarte. Elle observe que l’avis d’inaptitude visait une inaptitude au poste de conseiller clientèle selon une fiche de poste précise et que toutes les tâches envisagées avaient été soumises au médecin du travail. Elle relève en outre que ce dernier avait expressément admis le 12 mai 2016 qu’un contact indirect téléphonique pourrait être envisagé de façon occasionnelle.
La cour conclut qu’« aucun élément du dossier ne permet de retenir l’existence d’une mauvaise foi de l’employeur dans la mise en œuvre de sa recherche de reclassement ». Cette analyse démontre que le juge judiciaire conserve la faculté d’apprécier la loyauté contractuelle, même lorsque l’obligation de reclassement a été validée par l’administration.
II. L’obligation de sécurité à l’épreuve des conflits internes aux institutions représentatives
A. La caractérisation du manquement patronal
La cour retient un manquement à l’obligation de sécurité alors même que le conflit opposait le salarié à d’autres élus du comité d’entreprise et non directement à l’employeur. Elle établit d’abord le lien entre les conditions de travail et la dégradation de l’état de santé du salarié. Celui-ci justifiait d’un suivi psychologique débuté en septembre 2015, d’un arrêt de travail à compter de novembre 2015 et de consultations spécialisées en souffrance au travail. Les attestations de ses proches évoquaient un état de sidération, des troubles digestifs, des troubles du sommeil et des idées suicidaires.
La cour reconnaît que l’employeur, président du comité d’entreprise, se trouvait dans une situation délicate en raison du risque de délit d’entrave. Elle admet qu’il avait tenté d’apaiser la situation en rappelant la nécessité d’un dialogue serein. Toutefois, elle lui reproche de n’avoir pris aucune mesure après la réunion du 16 octobre 2015. Un témoin attestait que le salarié était « livide, ko debout » à l’issue de cette réunion et avait dû être raccompagné à son domicile. La cour retient que l’employeur « ne justifie pas de la moindre mesure prise à sa suite pour s’assurer de la santé psychique » du salarié.
Le manquement est aggravé par les circonstances de la reprise d’activité. Le salarié, révoqué de sa fonction de trésorier, avait dû reprendre son poste à l’agence sans avoir exercé cette activité depuis environ un an. La cour écarte l’argument tiré de l’accord d’entreprise prévoyant un entretien de fin de mandat, le salarié ayant conservé ses autres mandats. Néanmoins, elle juge que « le contexte dans lequel [le salarié] a été déchargé de sa fonction de trésorier et a repris son activité devait conduire [l’employeur] à organiser cet entretien en dehors de toute obligation textuelle ».
B. La portée de la solution et ses limites
Cette décision illustre l’étendue de l’obligation de sécurité pesant sur l’employeur même dans des situations où il ne maîtrise pas l’ensemble des paramètres. La présidence du comité d’entreprise par l’employeur crée une situation ambivalente. D’un côté, il ne peut intervenir dans les débats et décisions du comité sous peine de commettre un délit d’entrave. De l’autre, il demeure tenu d’une obligation générale de protection de la santé de ses salariés.
La cour trace une ligne de partage. L’employeur n’avait pas à prendre parti dans le conflit opposant le salarié aux autres élus. Il n’avait pas à intervenir pour le remboursement de frais dus par le comité d’entreprise, personne morale distincte. En revanche, il devait prendre des mesures d’accompagnement lorsque le mal-être du salarié était « manifestement visible ». L’obligation de sécurité impose ainsi une vigilance active indépendante de la responsabilité dans la survenance des faits à l’origine de la souffrance.
Le montant des dommages et intérêts alloués, 7 500 euros, apparaît modéré au regard des demandes initiales de 30 000 euros. Cette modération traduit vraisemblablement la prise en compte de la complexité de la situation et de l’absence de faute directe de l’employeur dans le conflit lui-même. La solution conserve une portée pratique significative. Elle rappelle aux employeurs qu’ils ne sauraient se retrancher derrière le principe de non-ingérence dans les affaires des institutions représentatives pour s’exonérer de toute obligation envers un salarié en souffrance. L’arrêt confirme par ailleurs le rejet de la demande pour discrimination syndicale, la cour relevant que le conflit opposait le salarié à des représentants de son propre syndicat, ce qui rendait difficilement soutenable l’imputation d’un comportement discriminatoire à l’employeur.