Cour d’appel de Toulouse, le 24 juillet 2025, n°23/03466

L’articulation entre le pouvoir de direction de l’employeur et la protection de la santé mentale du salarié constitue l’un des enjeux majeurs du droit du travail contemporain. La cour d’appel de Toulouse, dans un arrêt du 24 juillet 2025, apporte des précisions significatives sur les contours du harcèlement moral et de l’obligation de loyauté dans l’exécution du contrat de travail.

Une salariée, embauchée en qualité de visiteur médical depuis 2003, atteinte de troubles bipolaires et reconnue travailleur handicapé en septembre 2019, a été placée en arrêt maladie à compter du 28 janvier 2020. Par courrier du 12 mars 2020, elle a dénoncé un traitement discriminatoire lié à sa pathologie. Le médecin du travail l’a déclarée inapte le 6 octobre 2020 avec dispense de reclassement. Elle a été licenciée pour inaptitude le 30 octobre 2020.

La salariée a saisi le conseil de prud’hommes de Toulouse aux fins de voir prononcer la nullité de son licenciement pour harcèlement moral et discrimination liée à son état de santé. Le conseil de prud’hommes, par jugement du 7 septembre 2023, a rejeté la demande de nullité mais a jugé le licenciement sans cause réelle et sérieuse en raison d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. L’employeur a interjeté appel.

La cour d’appel de Toulouse devait déterminer si les faits invoqués par la salariée caractérisaient un harcèlement moral ou une discrimination justifiant la nullité du licenciement, et si l’employeur avait manqué à son obligation d’exécuter loyalement le contrat de travail.

La cour infirme partiellement le jugement. Elle rejette le harcèlement moral et la discrimination, jugeant le licenciement fondé sur une cause réelle et sérieuse. Elle retient en revanche un manquement à l’obligation de loyauté en raison des sollicitations adressées à la salariée pendant son arrêt maladie.

Cette décision illustre la distinction opérée entre l’appréciation des agissements de harcèlement moral, qui exige une matérialité des faits étayée au-delà des seules déclarations du salarié (I), et l’obligation de loyauté, dont la méconnaissance peut être caractérisée indépendamment de tout harcèlement (II).

I. L’exigence d’une matérialité objective des faits constitutifs de harcèlement moral

L’appréciation du harcèlement moral suppose que le salarié présente des éléments de fait qui doivent être matériellement établis (A), sans que la dégradation de l’état de santé ne suffise à elle seule à caractériser le lien avec l’activité professionnelle (B).

A. L’insuffisance des éléments reposant sur les seules déclarations du salarié

Le mécanisme probatoire prévu par l’article L. 1154-1 du code du travail impose au salarié de présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement moral. La cour d’appel de Toulouse procède à un examen rigoureux de chaque grief invoqué.

S’agissant des pressions alléguées dans le cadre du management, la cour relève que les demandes formulées lors des entretiens professionnels s’inscrivent dans l’exercice normal du pouvoir de direction. Elle énonce que « cette demande [‘] s’avère cependant insuffisante à caractériser des pressions de l’employeur qui exerçait son pouvoir de direction en évaluant la prestation de la salariée au regard des objectifs posés et de sa fonction ». Le contrôle de l’activité du salarié et l’évaluation de ses performances relèvent des prérogatives légitimes de l’employeur.

Concernant les attestations produites, la cour les écarte avec une motivation significative. L’attestation d’une ancienne collègue est jugée irrecevable car ne satisfaisant pas aux conditions de l’article 202 du code de procédure civile. Les attestations des médecins clients « ne font cependant que relater les propos de celle-ci sur les pressions alléguées ». Cette analyse révèle l’exigence d’une preuve directe ou d’éléments objectifs corroborant les déclarations du salarié.

S’agissant des humiliations invoquées lors d’un entretien, la cour observe que « cette restitution d’un échange avec sa supérieure hiérarchique, qui n’est étayée par aucun autre élément, est de surcroît contestée par l’employeur ». La salariée ne peut se prévaloir de ses propres affirmations non corroborées pour établir la matérialité des faits.

L’appréciation sévère de la charge probatoire pesant sur le salarié conduit à s’interroger sur l’articulation entre cette exigence et la dégradation avérée de l’état de santé.

B. L’absence de présomption de causalité entre dégradation de la santé et activité professionnelle

La cour reconnaît la réalité de la dégradation de l’état de santé psychique de la salariée à compter du 28 janvier 2020. Les certificats médicaux établissent une souffrance morale ayant nécessité une majoration du traitement médicamenteux. Cette altération de la santé constitue l’un des critères du harcèlement moral prévu par l’article L. 1152-1 du code du travail.

Cependant, la cour refuse d’établir un lien automatique entre cette dégradation et l’activité professionnelle. Elle relève que « le lien avec son activité professionnelle ne peut être retenu, les avis des médecins prenant soin de préciser que c’est la patiente qui impute cette dégradation à son activité professionnelle ». Les certificats médicaux, qui se bornent à rapporter les déclarations de la patiente sans établir de diagnostic étiologique, ne suffisent pas à caractériser l’origine professionnelle de la souffrance.

Cette analyse s’inscrit dans une jurisprudence constante qui distingue la constatation médicale d’un état de santé dégradé de l’établissement d’un lien causal avec les conditions de travail. Le médecin atteste de symptômes cliniques ; l’imputation de ces symptômes à l’activité professionnelle relève d’une appréciation que le juge effectue au regard de l’ensemble des éléments du dossier.

La cour procède à une analyse contextuelle éclairante. Elle observe que « les termes du courrier du 12 mars 2020 mettent en évidence que la salariée ressentait douloureusement sa situation sanitaire laquelle [‘] n’avait, depuis le début de la relation de travail et jusque là, pas donné lieu à un aménagement du poste, conformément à la volonté de la salariée ». L’évocation d’un aménagement de poste par l’employeur « peut expliquer le ressenti profondément négatif [‘] sans qu’elle ne relève pour autant d’un harcèlement moral ».

Cette motivation révèle que le ressenti subjectif du salarié, aussi légitime soit-il, ne suffit pas à caractériser le harcèlement moral lorsqu’il trouve son origine dans la confrontation à une réalité sanitaire difficile à accepter.

Le rejet du harcèlement moral n’épuise pas pour autant l’examen des manquements de l’employeur, la cour se penchant sur l’obligation de loyauté.

II. La reconnaissance autonome du manquement à l’obligation de loyauté

La cour distingue le harcèlement moral, qu’elle écarte, du manquement à l’obligation de loyauté, qu’elle retient en raison des sollicitations professionnelles pendant l’arrêt maladie (A), ouvrant droit à une indemnisation distincte mais mesurée (B).

A. Les sollicitations professionnelles pendant l’arrêt maladie constitutives de déloyauté

L’article L. 1222-1 du code du travail impose l’exécution de bonne foi du contrat de travail. Cette obligation pèse sur les deux parties et implique pour l’employeur de respecter la suspension du contrat résultant de l’arrêt maladie.

La cour procède à une analyse détaillée des 37 courriels produits. Elle identifie plusieurs catégories de sollicitations intervenues après le début de l’arrêt de travail : demandes de restitution de documents présentées comme des obligations réglementaires, participation à l’analyse de chiffres, saisie de rapports hebdomadaires, commande et édition de documents, envoi d’attestations de prise de connaissance de procédures.

La motivation de l’arrêt est particulièrement explicite : « Ces sollicitations répétées pendant six mois de l’employeur, qui avait connaissance, depuis le 12 mars 2020, que la salariée imputait son arrêt de travail à un harcèlement moral, en faisant état des troubles dont elle était atteinte, ont eu pour effet de continuer à confronter celle-ci à un environnement professionnel perçu comme maltraitant ».

La cour retient deux éléments caractérisant la déloyauté. D’une part, la connaissance par l’employeur de la fragilité psychique de la salariée et de l’attribution par celle-ci de son mal-être à son environnement professionnel. D’autre part, la persistance des sollicitations malgré cette connaissance.

Cette analyse révèle que l’obligation de loyauté impose à l’employeur d’adapter son comportement aux circonstances particulières de la relation de travail. La suspension du contrat pour maladie implique une abstention de toute sollicitation professionnelle, cette obligation étant renforcée lorsque l’employeur a connaissance de l’origine professionnelle alléguée de l’arrêt.

La reconnaissance de ce manquement, distinct du harcèlement moral, conduit à une indemnisation spécifique.

B. L’indemnisation mesurée du préjudice distinct

La cour alloue la somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail. Elle retient l’existence d’un « préjudice distinct causé par le manquement de l’employeur à cette obligation ».

Cette indemnisation appelle plusieurs observations. Elle sanctionne un manquement autonome, indépendant de la question du harcèlement moral ou de la cause du licenciement. Le préjudice réparé est celui résultant du mal-être causé par la confrontation persistante à un environnement professionnel pendant une période de suspension du contrat destinée au repos et au rétablissement.

Le montant retenu demeure modéré au regard des sommes sollicitées par la salariée, qui demandait 15 000 euros à ce titre. Cette modération peut s’expliquer par la durée limitée des sollicitations et par l’absence de démonstration d’un préjudice plus important que le trouble causé par ces contacts non sollicités.

La portée de cette décision réside dans l’autonomie reconnue au manquement à l’obligation de loyauté par rapport au harcèlement moral. Un employeur peut ne pas être reconnu auteur de harcèlement moral tout en ayant manqué à son obligation d’exécuter loyalement le contrat. Cette distinction permet une protection graduée du salarié, adaptée à la gravité des comportements constatés.

La solution retenue présente également un intérêt pratique. Elle rappelle aux employeurs l’importance de mettre en place des procédures permettant de suspendre effectivement toute communication professionnelle avec un salarié en arrêt maladie, particulièrement lorsque celui-ci a exprimé une souffrance liée à son environnement de travail. Les listes de diffusion automatiques et les sollicitations routinières doivent être interrompues dès la connaissance de l’arrêt de travail.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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