Cour d’appel de Versailles, le 1 juillet 2025, n°23/07015

Par un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 1er juillet 2025 (n° RG 23/07015), la juridiction statue sur des propos publiés dans la presse, dénoncés comme diffamatoires envers la mémoire d’un mort. Les appelants, veuve et enfants du défunt, soutenaient que plusieurs passages d’une interview imputaient au disparu des faits précis, attentatoires à son honneur. L’intimé, ancien responsable d’enquête, contestait la qualification, invoquant la liberté d’expression et l’absence d’intention de nuire aux proches, exigée par l’article 34 de la loi de 1881.

La procédure a débuté par une assignation au printemps 2021. Le tribunal judiciaire de Versailles, le 28 septembre 2023, a rejeté l’ensemble des demandes et alloué des frais irrépétibles à l’intimé. Les appelants ont interjeté appel, sollicitant l’infirmation, des dommages‑intérêts, ainsi que des mesures de publication. L’intimé a conclu à la confirmation, soutenu par l’avis du ministère public en ce sens.

La question posée était double et étroitement articulée. D’abord, déterminer si les passages poursuivis contenaient l’allégation ou l’imputation de faits suffisamment précis pour caractériser la diffamation envers la mémoire d’un mort. Ensuite, apprécier si, en tout état de cause, l’action pouvait prospérer au regard de l’article 34 de la loi de 1881, qui subordonne la responsabilité à la preuve d’une intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers.

La cour retient le caractère diffamatoire de plusieurs imputations, après une analyse in concreto des passages, mais confirme le rejet des demandes. Elle énonce en effet que « Il sera rappelé qu’il n’y a pas de présomption du caractère intentionnel de la diffamation, bien au contraire, la jurisprudence exige la preuve d’un dol spécial ». La décision se situe ainsi à l’intersection de la protection de la mémoire des morts et des exigences probatoires spécifiques à l’atteinte aux ayants droit.

I. La qualification diffamatoire des imputations en contexte d’entretien

A. Un distinguo net avec l’ouvrage multi-sources écartant la simple “thèse”

La cour marque d’emblée une distance avec un précédent relatif à un livre, dont la teneur plurielle diluait les imputations dans une narration composite. Elle rappelle que, dans ce précédent, « une thèse ne répond pas à la définition de “l’imputation d’un fait précis et déterminé” ». La présente affaire concerne toutefois un entretien individuel, donné par un protagoniste central de l’enquête, ce qui renforce la portée assertive des affirmations.

Cette contextualisation commande de ne pas transposer mécaniquement la solution antérieure. La formulation est explicite lorsque la cour souligne que « Dès lors, la solution retenue par la cour dans cet arrêt […] ne peut pas être simplement transposée à l’espèce ». Le support éditorial, la voix unique de l’interviewé, l’absence de contrepoints, ainsi que la qualité de l’intéressé dans l’enquête, modifient l’intelligibilité des propos.

Le raisonnement s’enracine dans la méthode de qualification habituelle, mais tient compte du genre journalistique et de la place de l’auteur dans le récit. Une hypothèse présentée dans un ouvrage collectif peut demeurer conjecturelle. Une affirmation énoncée par un acteur clé, au présent déclaratif, acquiert une dimension d’imputation.

Cette distinction renforce l’exigence de précision factuelle, tout en évitant de neutraliser la protection due aux morts sous couvert de relativisme narratif. La cour écarte donc l’écran de la “thèse” lorsque le propos n’est plus une construction doctrinale, mais une attribution ferme et personnalisée d’un rôle délictueux. Le contrôle devient alors intrinsèquement plus rigoureux.

B. Une analyse in concreto des passages caractérisant des faits précis

La juridiction procède ensuite à une lecture minutieuse des passages poursuivis, retenant le caractère diffamatoire lorsqu’est articulée une imputation claire d’actes délictueux. La méthode est annoncée sans détour : « Il convient dès lors de reprendre chacun d’entre eux, en renvoyant, conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, aux conclusions des parties ».

Plusieurs items énoncent, directement ou à mots couverts, une attribution de rôle au défunt, soit comme auteur d’un enlèvement, soit comme protagoniste essentiel d’un harcèlement antérieur. L’enjeu réside dans la détermination d’un fait, et non dans l’expression d’un simple soupçon. L’emploi du conditionnel, conjugué à des litotes, peut constituer une stratégie stylistique d’assertion déguisée.

La cour dévoile précisément cette mécanique rhétorique. S’agissant d’un passage, elle relève que « En dépit de l’emploi du terme “si” et autres précautions de langage employées, il n’en demeure pas moins qu’à mots couverts ». Le propos, malgré la prudence affichée, réunit les éléments d’une imputation déterminée, attentatoire à l’honneur du défunt.

A contrario, un fragment laconique, tenu hors de toute identification explicite, peut demeurer inapte à viser la personne du défunt avec la précision requise. La phrase « C’est une certitude » est justement appréhendée comme ne visant personne déterminément, et donc insuffisante à fonder la diffamation en l’espèce.

La grille opérée conjugue donc une lecture littérale des termes et une appréciation contextuelle de la portée imputative. Le filtre retient les assertions qui assignent au défunt un scénario criminel, tout en excluant celles qui n’atteignent pas le seuil d’identification personnelle ou de précision factuelle. La diffamation est ainsi caractérisée dans plusieurs cas, sur un terrain purement objectif.

II. L’exigence d’une intention de nuire aux ayants droit

A. Une preuve renforcée du dol spécial au titre de l’article 34

La reconnaissance d’imputations diffamatoires ne suffit pas à emporter condamnation lorsqu’est en cause la mémoire des morts. L’article 34 de la loi de 1881 exige la preuve d’une intention dirigée contre les héritiers, appréciée de manière restrictive. La cour le formule nettement : « Il sera rappelé qu’il n’y a pas de présomption du caractère intentionnel de la diffamation, bien au contraire, la jurisprudence exige la preuve d’un dol spécial ».

Cette exigence probatoire, qui singularise le régime des morts, traduit un choix normatif clair. Le droit n’entend pas punir la seule atteinte à la mémoire, mais uniquement celle qui, par ricochet, vise l’honneur des proches. Il ne s’agit pas d’une présomption de nuisance, mais d’une volonté démontrée, actuelle et particulière.

La décision assume la tension entre souffrance ressentie et intentionnalité juridiquement exigée. Elle souligne que, « malgré la douleur de ses proches […] le nom [du défunt] sera toujours associé à l’enquête », ce qui manifeste l’inévitabilité mémorielle d’une affaire médiatisée. Le procès ne peut convertir la peine intime en présomption d’intention de nuire.

L’office du juge consiste alors à séparer l’atteinte objective à la réputation du défunt, déjà constater, et l’atteinte subjective aux ayants droit, qui suppose un dessein spécifique. Faute d’éléments probants établissant une volonté de porter atteinte à l’honneur des proches, l’action fondée sur la mémoire des morts échoue. La solution est cohérente avec le texte et constante en jurisprudence.

B. Portée de la solution : équilibre entre débat public et protection des proches

La cour replace enfin le litige dans un contexte de forte médiatisation. Elle indique que « Le retentissement médiatique de cette affaire est hors norme », ce qui explique la rémanence des noms et la permanence des controverses. Cet arrière‑plan est intégré sans céder sur les garanties procédurales dues aux ayants droit.

La motivation isole une idée opératoire, importante pour la pratique. « Mentionner leur nom n’implique pas ipso facto la volonté de leur nuire, de porter atteinte à leur honneur ou leur considération ». L’élément intentionnel ne se déduit ni de la seule publication, ni de l’inéluctable association d’un patronyme à un dossier d’intérêt général.

La portée de l’arrêt est double. Sur la qualification, il précise les frontières entre “thèse” et “imputation” lorsqu’un entretien endosse une voix d’autorité, et intensifie l’analyse contextuelle des précautions de langage. Sur la responsabilité, il confirme l’exigence d’un dol spécial autonome, incompatible avec toute logique de présomption inverse.

Au plan systémique, l’arrêt soutient un équilibre raisonnable. Il protège la mémoire des morts en qualifiant fermement les imputations diffamatoires, mais préserve le débat public en exigeant, pour la sanction civile, la preuve d’une volonté dirigée contre les proches. La liberté d’expression se trouve ainsi encadrée par une responsabilité ciblée.

L’économie générale de la décision demeure fidèle à la loi de 1881. Elle refuse l’assimilation mécanique entre diffamation objectivement caractérisée et responsabilité à l’égard des ayants droit, en retenant une exigence probatoire spécifique. L’issue, confirmative, en découle logiquement et éclaire la pratique contentieuse à venir.

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Hassan KOHEN
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