Cour d’appel de Versailles, le 11 septembre 2025, n°22/02929

Par arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 11 septembre 2025, la juridiction statue sur l’existence d’une faute inexcusable de l’employeur à l’origine d’une maladie professionnelle. Le dossier concerne une lombosciatique par hernie discale L5-S1, prise en charge au titre du tableau n° 98, survenue chez un technicien réparateur d’ascenseurs soumis à des manutentions lourdes et répétées. La médecine du travail avait, dès 2011, prescrit l’interdiction de porter des charges supérieures à vingt kilogrammes et recommandé des pauses après efforts importants, prescriptions renouvelées jusqu’en 2014. L’intéressé a néanmoins poursuivi des tâches impliquant le transport et l’installation d’éléments massifs, dans des locaux techniques difficiles d’accès, avec un dispositif d’aide au portage inopérant en étage. Le pôle social du tribunal judiciaire de Nanterre, le 29 août 2022, a écarté la faute inexcusable et débouté la victime. Sur appel, la Cour d’appel de Versailles infirme, retient la faute inexcusable, ordonne une expertise, sursoit à statuer sur la majoration de la rente et applique l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale. La question de droit tenait à la conscience du danger par l’employeur, au regard d’alertes médicales explicites et d’un risque professionnel identifié, et à la suffisance des mesures mises en place. La solution, positive, repose sur la combinaison d’un avertissement médical réitéré, d’une évaluation des risques documentée et d’une carence de prévention concrète.

I – Le sens de la décision: critères de la faute inexcusable et raisonnement appliqué

A – La règle rappelée et la charge de la preuve

La cour réaffirme les critères classiques de la faute inexcusable, en des termes directement empruntés à la jurisprudence sociale. Elle énonce d’abord le cadre normatif de l’obligation de sécurité: “En vertu du contrat de travail le liant à son salarié et des dispositions pertinentes du code du travail, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation légale de résultat de sécurité et de protection de la santé. Le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable, lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.” Le cœur du contrôle porte donc sur la conscience du danger et sur l’insuffisance des mesures de prévention, conformément à la ligne fixée par l’Assemblée plénière, 28 février 2002.

La cour précise la causalité exigée, en posant un standard souple, conforme à la finalité protectrice du régime: “Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l’employeur ait été la cause déterminante de l’accident survenu au salarié. Il suffit qu’elle soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l’employeur soit engagée, alors même que d’autres fautes auraient concouru à la survenance de l’accident du travail.” Cette formulation consolide l’exigence d’un lien causal non exclusif, adapté à des situations multifactorielle, fréquentes en pathologie lombaire liée au port de charges.

La charge probatoire est explicitement placée sur la victime, dans le respect du droit positif: “La faute inexcusable ne se présume pas et il appartient à la victime d’en apporter la preuve.” La conscience du danger se déduit des circonstances de fait, des prescriptions du médecin du travail et des évaluations de risques, éléments dont la pertinence probatoire est ainsi reconnue.

B – L’application aux circonstances: conscience du danger et carence des mesures

Les juges du fond identifient une alerte médicale ancienne, explicite et réitérée, interdisant le port de charges supérieures à vingt kilogrammes et imposant des pauses après effort. Ils relèvent un hiatus entre cette restriction et l’activité effectivement confiée au salarié, laquelle comportait le déplacement et la pose d’éléments particulièrement lourds, dans des espaces étroits et en hauteur, rendant inopérants les moyens roulants. La formation aux gestes et postures, reçue en 2008, n’a pas été actualisée après la restriction de 2011, alors même que l’évaluation des risques interne listait la manutention lourde et ses atteintes lombaires.

La cour tient pour établi que l’employeur connaissait, ou devait connaître, la fragilité signalée et la nature des tâches effectivement réalisées. Elle constate l’absence de mesures adaptées et concrètes de prévention, au-delà de dispositifs généraux ou inopérants compte tenu des contraintes d’accès. Le raisonnement articule ainsi un faisceau précis: prescription médicale, analyse documentaire des risques, description des tâches et contraintes matérielles, et insuffisance des actions ciblées. La faute inexcusable est caractérisée, la causalité nécessaire étant acquise dès lors que l’exposition fautive a contribué à la réalisation de la pathologie. L’expertise ordonnée vise ensuite à chiffrer les chefs de préjudice visés par l’article L. 452-3, le sursis à statuer sur la majoration de rente préservant la cohérence avec la contestation du taux d’incapacité en cours.

II – Valeur et portée: cohérence jurisprudentielle et implications pratiques

A – Conformité de principe et évolution terminologique

La solution est conforme à la matrice jurisprudentielle issue de l’Assemblée plénière, 28 février 2002, sur la conscience du danger et l’insuffisance des mesures de prévention. Elle s’inscrit aussi dans le prolongement des arrêts admettant qu’une cause nécessaire suffit à engager la responsabilité, ce qui convient aux pathologies d’effort, multifactorielles, mais aggravées par des expositions professionnelles caractérisées. La motivation tire un parti équilibré de la preuve: elle ne requiert ni alerte formelle du salarié, ni constat d’infraction, mais valorise les avis médicaux successifs, l’évaluation des risques et la description concrète des opérations.

La référence à une “obligation légale de résultat de sécurité” peut surprendre au regard de l’évolution vers une obligation de prévention de sécurité, posée de manière plus nuancée par la Cour de cassation, chambre sociale, 25 novembre 2015. Cette persistance terminologique n’affecte toutefois pas l’issue, la faute inexcusable conservant ses deux piliers: conscience du danger et carence des mesures. En pratique, l’arrêt réaffirme un standard exigeant et lisible, centré sur des diligences effectives et adaptées aux contraintes matérielles du poste.

B – Conséquences pratiques: prévention ciblée, politique probatoire et contentieux des préjudices

La décision rappelle aux employeurs que des prescriptions médicales individuelles, réitérées, imposent des adaptations concrètes du poste, sous peine de faute inexcusable en cas de sinistre reconnu. Une formation ancienne, non réactualisée après restriction, ne suffit pas; des moyens généraux de manutention ne dispensent pas d’une analyse opérationnelle des accès et des charges transportées. L’évaluation des risques doit être vivante, articulée à la surveillance médicale et aux tâches effectivement accomplies, avec traçabilité des mesures prises et des arbitrages organisationnels.

Sur le plan probatoire, l’arrêt valorise des éléments souvent disponibles: avis du médecin du travail, document unique, descriptifs de poste, contraintes d’accès, et témoignages circonstanciés. Les salarié·e·s disposent ainsi d’un cadre probatoire pragmatique, apte à démontrer la conscience du danger et la carence des mesures, même sans signalement hiérarchique formel. Le principe selon lequel “Il est indifférent que la faute inexcusable […] ait été la cause déterminante” conforte, en outre, la recevabilité de pathologies à étiologie composite, dès lors que l’exposition fautive a contribué à leur réalisation.

Enfin, la portée indemnitaire est clarifiée. L’expertise ordonnée, avec sursis à statuer sur la majoration de rente, sécurise l’articulation avec la fixation du taux d’incapacité. L’avance des sommes par l’organisme social, avec recours contre l’employeur, illustre la mécanique de l’article L. 452-3. À terme, l’arrêt incite à une prévention ciblée, documentée et évolutive, spécialement dans les métiers de manutention en milieux contraints, où l’effectivité des mesures prime toute formalité abstraite.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture