Cour d’appel de Versailles, le 11 septembre 2025, n°24/02984

Par un arrêt du 11 septembre 2025, la cour d’appel de Versailles s’est prononcée sur un contentieux opposant une société de restauration rapide à l’URSSAF, à la suite d’un contrôle ayant révélé des pratiques de travail dissimulé. Cette décision illustre les tensions entre le secret de l’enquête pénale et les droits de la défense en matière de redressement social.

Les faits à l’origine du litige remontent au 13 avril 2015. Ce jour-là, les inspecteurs de l’URSSAF ont procédé à un contrôle dans les locaux d’une société exerçant une activité de restauration rapide. Le 9 septembre 2015, un procès-verbal de travail dissimulé a été établi et transmis au procureur de la République. Le même jour, l’organisme de recouvrement a adressé à la société une lettre d’observations envisageant un redressement pour travail dissimulé d’un montant de 62 302 euros, pour la période du 5 octobre 2012 au 31 décembre 2014. L’enquête avait révélé que les salariés présents lors du contrôle déclaraient recevoir des paiements en espèces en complément de leur salaire officiel et travaillaient selon des horaires non déclarés.

La société a contesté ce redressement devant la commission de recours amiable, puis devant le tribunal judiciaire de Nanterre. Par un jugement du 4 décembre 2020, cette juridiction a rejeté le recours de la société et l’a condamnée à payer la somme de 83 489 euros. Elle a interjeté appel le 15 janvier 2021. L’affaire a été radiée le 16 mars 2022 avant d’être réinscrite au rôle de la cour.

Devant la cour d’appel de Versailles, la société soutenait, d’une part, que la procédure était nulle en raison de la violation du principe du contradictoire, le procès-verbal de travail dissimulé ne lui ayant été communiqué que cinq ans après le contrôle. Elle invoquait à ce titre l’article 15 du code de procédure civile et l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. D’autre part, elle contestait le recours à la taxation forfaitaire et le calcul des cotisations dues, soutenant que sa comptabilité était régulière.

L’URSSAF répliquait que le procès-verbal constituait une pièce de la procédure pénale couverte par le secret de l’enquête. Elle ajoutait que le principe contradictoire avait été respecté dès lors que ce document avait finalement été communiqué en première instance. Sur le fond, elle défendait la régularité du recours à la taxation forfaitaire.

Deux questions de droit se posaient à la cour. La communication tardive du procès-verbal de travail dissimulé, protégé par le secret de l’enquête pénale, porte-t-elle atteinte au principe du contradictoire et au droit à un procès équitable ? Le recours à la taxation forfaitaire est-il justifié lorsque les éléments comptables produits par l’employeur ne permettent pas de vérifier la concordance entre les heures travaillées et les déclarations sociales ?

La cour d’appel de Versailles a confirmé le jugement en toutes ses dispositions. Elle a jugé que « le procès-verbal de travail dissimulé est une pièce de la procédure pénale qui a été transmis au procureur de la République. En application du texte précité elle est couverte par le secret de l’enquête pénale et l’Urssaf ne pouvait pas la communiquer à la société sans commettre une infraction pénale ». Elle a également retenu que « cette protection du secret de l’enquête poursuit un but légitime, protégé par la loi » et que le principe du contradictoire avait été respecté par la communication ultérieure du document. Sur la taxation forfaitaire, la cour a estimé que la société « se contente de produire ses déclarations fiscales au titre de l’impôt sur les sociétés, qui n’est pas un document comptable mais fiscal » et qu’elle n’apportait pas « la preuve contraire qui lui incombe ».

L’intérêt de cette décision réside dans l’articulation qu’elle opère entre les exigences procédurales du contrôle social et les contraintes du secret de l’enquête pénale. Elle permet également d’examiner les conditions du recours à la taxation forfaitaire et la charge de la preuve pesant sur l’employeur contrôlé. Dès lors, il convient d’analyser la conciliation entre secret de l’enquête et droits de la défense (I) avant d’étudier le régime probatoire applicable au travail dissimulé (II).

I. La conciliation entre secret de l’enquête pénale et droits de la défense

La cour d’appel de Versailles consacre la primauté du secret de l’enquête sur la communication immédiate des pièces (A), tout en admettant que cette restriction demeure compatible avec les exigences du procès équitable (B).

A. La primauté du secret de l’enquête sur la communication immédiate des pièces

La société contrôlée reprochait à l’URSSAF de ne pas lui avoir communiqué le procès-verbal de travail dissimulé lors de la notification du redressement. Elle estimait que cette carence l’avait privée de la possibilité de se défendre efficacement dès le stade administratif de la procédure.

La cour écarte cette argumentation en se fondant sur l’article 11 du code de procédure pénale dans sa rédaction applicable en 2015. Elle rappelle que « sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète ». Elle en déduit que le procès-verbal, transmis au procureur de la République, relevait de cette protection légale.

La cour souligne que l’URSSAF « ne pouvait pas la communiquer à la société sans commettre une infraction pénale ». Cette formulation traduit une conception stricte du secret de l’enquête. L’organisme de recouvrement se trouvait ainsi dans l’impossibilité juridique de satisfaire à une demande de communication, quand bien même celle-ci aurait été formulée.

Cette solution s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence constante. La cour mentionne expressément deux arrêts de la Cour de cassation en ce sens. L’arrêt de la chambre criminelle du 12 janvier 2021 et celui de la deuxième chambre civile du 5 septembre 2024 confirment que le secret de l’enquête fait obstacle à la transmission du procès-verbal au cotisant contrôlé avant le terme des investigations pénales.

La portée de cette solution dépasse le seul contentieux du travail dissimulé. Elle concerne l’ensemble des situations où un contrôle administratif s’appuie sur des éléments recueillis dans le cadre d’une procédure pénale. L’organisme de contrôle se trouve alors soumis à une double contrainte. Il doit respecter le secret de l’enquête tout en garantissant une information suffisante au cotisant pour lui permettre de comprendre les griefs formulés.

B. Une restriction proportionnée au regard du droit au procès équitable

La société invoquait également une violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle soutenait que l’impossibilité d’accéder au procès-verbal pendant plusieurs années avait porté atteinte à son droit à un procès équitable et au principe de l’égalité des armes.

La cour rejette cette argumentation en deux temps. Elle reconnaît d’abord que le secret de l’enquête « poursuit un but légitime, protégé par la loi ». Ce but légitime réside dans la préservation de l’efficacité des investigations pénales et la protection des personnes concernées par l’enquête.

Elle relève ensuite que la restriction était « proportionnée dès lors que la société a obtenu la communication de ce document au cours de la procédure de première instance comme elle le reconnait dans ses conclusions ». La cour applique ainsi le test de proportionnalité classique en matière de droits fondamentaux. L’atteinte portée aux droits de la défense n’est pas disproportionnée si elle demeure temporaire et si le justiciable peut finalement exercer son droit de contradiction.

Cette analyse révèle une conception dynamique du contradictoire. Le principe n’exige pas une communication immédiate de l’ensemble des pièces. Il impose seulement que le justiciable puisse, à un moment de la procédure, prendre connaissance des éléments qui fondent les prétentions de son adversaire et les discuter utilement.

La solution retenue apparaît équilibrée. Elle préserve l’efficacité des enquêtes pénales tout en garantissant que le cotisant pourra, devant le juge du contentieux social, contester les éléments sur lesquels se fonde le redressement. La communication différée du procès-verbal ne prive pas la société de tout moyen de défense. Elle en retarde simplement l’exercice complet.

II. Le régime probatoire applicable au travail dissimulé

La confirmation du jugement repose également sur l’application rigoureuse des règles relatives à la taxation forfaitaire (A) et sur les conséquences automatiques attachées au constat du travail dissimulé (B).

A. La légitimité du recours à la taxation forfaitaire

La société contestait le recours à la taxation forfaitaire, estimant que sa comptabilité était régulière et que l’URSSAF ne démontrait pas les discordances alléguées. Elle produisait ses déclarations fiscales et ses déclarations sociales pour les années 2012 à 2014.

La cour rappelle le cadre juridique applicable. L’article R. 242-5 du code de la sécurité sociale autorise l’organisme de recouvrement à fixer forfaitairement le montant des cotisations « lorsque la comptabilité d’un employeur ne permet pas d’établir le chiffre exact des rémunérations servant de base au calcul des cotisations dues ». Cette taxation forfaitaire constitue un mécanisme de substitution lorsque les éléments comptables sont insuffisants ou peu fiables.

La cour procède à une analyse critique des éléments produits par la société. Elle relève que celle-ci « se contente de produire ses déclarations fiscales au titre de l’impôt sur les sociétés, qui n’est pas un document comptable mais fiscal ». Cette distinction entre documents fiscaux et documents comptables traduit une exigence de rigueur. Les déclarations fiscales ne suffisent pas à établir la réalité des heures travaillées.

Concernant les déclarations sociales, la cour observe que « la sincérité ne peut pas être vérifiée au regard de l’absence de comptabilité et d’aucune justification relative aux heures d’ouverture du commerce de restauration rapide ». L’employeur doit être en mesure de démontrer une cohérence entre différents éléments : les heures d’ouverture du commerce, le nombre de salariés présents, les heures déclarées et les rémunérations versées.

La société contestait également les déclarations des salariés recueillies lors du contrôle. Ceux-ci avaient indiqué que le commerce était ouvert tous les jours de 12h à 22h en semaine et jusqu’à minuit le samedi et le dimanche. La cour retient que la société ne produit pas « la preuve contraire qui lui incombe ». S’agissant du témoignage d’un salarié ultérieurement licencié, la cour écarte l’argument tiré du contentieux prud’homal. La convocation à l’entretien préalable était « postérieure de plusieurs mois au contrôle réalisé par l’Urssaf ». Le licenciement ne saurait donc remettre rétroactivement en cause la sincérité des déclarations faites lors du contrôle.

B. Les conséquences automatiques du constat de travail dissimulé

Une fois le travail dissimulé établi, la cour tire les conséquences légales qui s’y attachent. La société contestait la perte du bénéfice des réductions de cotisations dites « Fillon » et l’application de majorations.

La cour applique l’article L. 133-4-2 du code de la sécurité sociale dans sa version de 2015. Ce texte subordonne « le bénéfice de toute mesure de réduction et d’exonération, totale ou partielle, de cotisations de sécurité sociale » au respect des dispositions relatives au travail dissimulé. Lorsque l’infraction est constatée par procès-verbal, l’organisme de recouvrement procède à « l’annulation des réductions ou exonérations des cotisations ou contributions ».

La cour énonce que « le travail dissimulé est établi de sorte qu’en application de ce texte la société perd le bénéfice des réductions de cotisations ». Elle ajoute que « pour le même motif, elle doit payer des pénalités ». Ces conséquences sont automatiques. Elles découlent directement du constat de l’infraction et ne laissent aucune marge d’appréciation au juge.

Ce mécanisme de sanction remplit une double fonction. Il prive l’employeur indélicat des avantages qu’il a indûment obtenus. Il vise également à dissuader le recours au travail dissimulé en rendant cette pratique économiquement désavantageuse. L’employeur qui dissimule des heures de travail s’expose non seulement au paiement des cotisations éludées mais également à la perte des allègements dont il bénéficiait sur l’ensemble de sa masse salariale.

La sévérité de ce régime s’explique par la gravité de l’atteinte portée au système de protection sociale. Le travail dissimulé prive les organismes de recouvrement des ressources nécessaires au financement des prestations. Il place les salariés concernés dans une situation précaire en les privant de droits sociaux proportionnés à leur activité réelle. Il constitue enfin une forme de concurrence déloyale à l’égard des employeurs qui respectent leurs obligations déclaratives.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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