Cour d’appel de Versailles, le 18 juin 2025, n°23/02101

La cour d’appel de Versailles a rendu le 18 juin 2025 un arrêt relatif au partage de responsabilité entre un donneur d’ordre et un transporteur routier à la suite d’un accident mortel causé par la chute d’une presse à injecter durant son acheminement.

Une société avait acquis une presse à injecter et confié son transport à un transporteur routier. Le 6 novembre 2014, la machine s’est désolidarisée de la remorque et a percuté un autobus, provoquant la mort de deux passagers et des blessures graves à un troisième. L’expertise judiciaire diligentée dans le cadre de l’information pénale a conclu que l’accident résultait d’un défaut d’arrimage, d’un mauvais positionnement de la charge et d’une vitesse excessive du véhicule. Le transporteur, son chauffeur et le donneur d’ordre ont été condamnés pénalement par le tribunal correctionnel de Lons-le-Saunier le 16 décembre 2017, jugement confirmé par la cour d’appel de Besançon le 24 janvier 2019. Sur le plan civil, le transporteur et son assureur ont assigné le donneur d’ordre et son assureur afin d’obtenir le remboursement des indemnités versées aux victimes. Le tribunal de commerce de Nanterre, par jugement du 16 février 2023, a estimé ne pas disposer des éléments nécessaires pour déterminer la part de responsabilité respective des parties. Le transporteur et son assureur ont interjeté appel.

La question posée à la cour d’appel de Versailles était de déterminer comment se répartit la responsabilité entre le donneur d’ordre et le transporteur lorsque l’arrimage d’une marchandise, confié contractuellement au premier, a été matériellement exécuté par le chauffeur du second en l’absence de tout représentant du donneur d’ordre.

La cour a fixé la part de responsabilité du donneur d’ordre à soixante pour cent et celle du transporteur à quarante pour cent, condamnant in solidum le donneur d’ordre et son assureur au paiement de dommages et intérêts proportionnels.

Cet arrêt illustre l’articulation délicate entre la responsabilité contractuelle du donneur d’ordre au titre des opérations de chargement et les obligations propres du transporteur en matière de sécurité routière. Il convient d’examiner la répartition des obligations entre donneur d’ordre et transporteur selon le contrat type (I), avant d’analyser les critères retenus pour le partage de responsabilité (II).

I. La répartition contractuelle des obligations entre donneur d’ordre et transporteur

Le contrat type général applicable au transport public de marchandises organise une distribution précise des responsabilités selon la nature des opérations (A), dont l’application soulève des difficultés lorsque l’exécution matérielle est confiée à un tiers (B).

A. Le principe de la responsabilité du donneur d’ordre pour les opérations d’arrimage

L’article 7.2 du contrat type général issu du décret du 6 avril 1999 prévoit que « pour les envois égaux ou supérieurs à trois tonnes, le chargement, le calage et l’arrimage de la marchandise sont exécutés par le donneur d’ordre ou par son représentant sous sa responsabilité ». Cette disposition attribue sans ambiguïté la charge des opérations de sécurisation de la marchandise au donneur d’ordre dès lors que le tonnage excède le seuil réglementaire.

La cour rappelle que la presse transportée pesait dix-sept tonnes selon la lettre de voiture, de sorte que le régime de l’article 7.2 trouvait pleinement application. L’expertise judiciaire avait établi que « le sanglage de la presse avait été insuffisant » et qu’« il aurait fallu poser au minimum deux sangles d’arrimage en boucle de chaque côté de la presse, passées autour des colonnes ». Or une seule sangle avait été utilisée de chaque côté, avec un « tour mort autour de la colonne » qui avait « contrarié l’équilibre des forces et sa bonne tension ».

Ce constat factuel caractérise un manquement aux obligations d’arrimage. La responsabilité du donneur d’ordre se trouve engagée du seul fait de cette défaillance, indépendamment de l’identité de la personne ayant matériellement procédé aux opérations. Le contrat type institue une responsabilité de plein droit pesant sur le donneur d’ordre pour tout défaut affectant le chargement, le calage ou l’arrimage.

B. La question du représentant du donneur d’ordre absent lors des opérations

La difficulté de l’espèce tenait à ce que le donneur d’ordre n’était pas présent lors du chargement et que c’est le chauffeur du transporteur qui avait matériellement réalisé l’arrimage. La cour relève que « cette dernière n’était pas présente lors du chargement de la presse » et que « c’est le chauffeur de la société [transporteur] qui a réalisé cette opération ».

Pour autant, la cour refuse de transférer la responsabilité au transporteur du seul fait de cette exécution matérielle. Elle retient que « le chauffeur du camion, nonobstant sa qualité de salarié de la société [transporteur], a réalisé l’opération d’arrimage sous la responsabilité de la société [donneur d’ordre] ». Elle s’appuie sur l’article L. 3222-6 du code des transports selon lequel « toute prestation annexe non prévue par le contrat de transport public routier de marchandises qui cause un dommage engage la responsabilité de l’entreprise bénéficiaire de la prestation ».

Cette analyse conduit à considérer que le chauffeur a agi en qualité de représentant de fait du donneur d’ordre pour les opérations d’arrimage. L’expert judiciaire avait d’ailleurs confirmé cette qualification « en page 79 de son rapport ». La relation commerciale établie entre les parties, caractérisée par trente-huit transports similaires entre 2011 et 2014, corroborait cette interprétation. Le donneur d’ordre ne pouvait ignorer que l’arrimage serait effectué par le chauffeur et avait implicitement accepté cette délégation d’exécution.

II. Les critères du partage de responsabilité entre les parties

La cour ne se contente pas d’imputer la responsabilité au donneur d’ordre mais retient également une part substantielle à la charge du transporteur (A), aboutissant à une répartition fondée sur la gravité respective des manquements (B).

A. Les manquements du transporteur aux obligations de contrôle et de formation

Si l’arrimage relève de la responsabilité du donneur d’ordre, le contrat type impose au transporteur des obligations autonomes. L’article 7.2 précise que « le transporteur fournit au donneur d’ordre toutes indications utiles en vue d’une répartition équilibrée de la marchandise propre à assurer la stabilité du véhicule » et qu’il « vérifie que le chargement, le calage ou l’arrimage ne compromettent pas la sécurité de la circulation ».

La cour relève que « le chauffeur du camion n’a formulé aucune observation quant au mauvais positionnement de la presse sur la semi-remorque ». Or l’expert avait souligné que « du fait de cette position de la presse trop en arrière, le comportement de l’ensemble routier n’est pas optimum et entraine une sensation de légèreté au niveau de la conduite du tracteur ». Le positionnement de la charge relevait de la seule compétence du transporteur, « seul à connaître les caractéristiques de son véhicule ».

La vitesse excessive du véhicule constitue un facteur aggravant retenu contre le transporteur. L’expert avait conclu qu’« une vitesse de l’ensemble routier adaptée en fonction des caractéristiques de la charge aurait considérablement réduit les risques de renversement ». Le camion circulait à quatre-vingt-sept kilomètres par heure dans un virage au moment de l’accident. Ce comportement fautif du chauffeur engage directement la responsabilité de son employeur.

Le défaut de formation du chauffeur pèse également sur le transporteur. L’expert avait relevé « une méconnaissance totale du chauffeur des techniques d’arrimage des machines en général, des presses à injecter en particulier ». Le transporteur n’avait transmis « aucune consigne particulière à son chauffeur concernant la vérification de l’arrimage » et n’avait pas établi de « protocole de sécurité » avec le donneur d’ordre.

B. La fixation d’un partage de responsabilité fondé sur la causalité des fautes

La cour procède à une appréciation globale de la contribution causale de chaque partie à la survenance du dommage. Elle retient que « la cause principale de l’accident avait été la mauvaise exécution de l’opération d’arrimage que le chauffeur du camion n’a pas été en mesure d’assurer en raison d’un défaut de formation ». Cette formulation établit une hiérarchie entre les causes du dommage.

Le défaut d’arrimage, imputable au donneur d’ordre, constitue la cause déterminante. La cour qualifie sa part de responsabilité d’« essentielle ». Cependant, elle observe que la vitesse excessive a « considérablement » aggravé le risque de renversement et que le mauvais positionnement de la charge ainsi que le défaut de formation ont contribué à l’accident. Elle en déduit que la part du transporteur « doit être retenue pour une part substantielle ».

Le partage retenu de soixante pour cent à la charge du donneur d’ordre et quarante pour cent à la charge du transporteur traduit cette appréciation. Il reflète la prépondérance de la faute d’arrimage tout en reconnaissant l’importance des manquements du transporteur à ses obligations propres de contrôle, de formation et de conduite prudente.

Cette décision présente un intérêt doctrinal en ce qu’elle précise l’articulation entre responsabilité contractuelle du donneur d’ordre et responsabilité du transporteur dans le transport de marchandises lourdes. Elle confirme que la délégation de fait de l’exécution matérielle de l’arrimage au chauffeur ne transfère pas la responsabilité au transporteur. Elle rappelle également que le transporteur conserve des obligations autonomes dont la méconnaissance engage sa propre responsabilité, justifiant un partage de la charge indemnitaire entre les parties à l’opération de transport.

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Hassan KOHEN
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