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L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Versailles le 24 juillet 2025 s’inscrit dans un contentieux né de la fermeture du site de production de Trappes et du licenciement économique de soixante-treize salariés. Un conducteur de machine, employé depuis 2002 par une société spécialisée dans la fabrication de produits surgelés de boulangerie et de disques de pizzas, contestait son licenciement en invoquant une situation de co-emploi avec une autre société du groupe et, subsidiairement, l’absence de cause réelle et sérieuse du licenciement économique.
Les faits peuvent être résumés ainsi. Le salarié avait été engagé le 2 mai 2002 par une société appartenant depuis 2009 au groupe Nutrixo, groupe de dimension internationale spécialisé dans la meunerie, la boulangerie-viennoiserie et la pâtisserie-traiteur. À la suite de réorganisations successives, un accord majoritaire de plan de sauvegarde de l’emploi avait été signé le 15 mars 2019, prévoyant la fermeture du site et la suppression de soixante-treize emplois. Le salarié avait été licencié pour motif économique le 30 avril 2019 et avait accepté le congé de reclassement proposé.
Le conseil de prud’hommes de Versailles, par jugement du 18 avril 2023, avait retenu l’existence d’un co-emploi entre la société employeur et une société sœur du groupe, condamnant cette dernière au paiement d’indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Les deux sociétés avaient interjeté appel de cette décision. Le salarié demandait la confirmation du jugement sur le co-emploi et, subsidiairement, la condamnation de son employeur pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
La question de droit soumise à la Cour était double. Il s’agissait d’abord de déterminer si les conditions du co-emploi étaient réunies, soit par l’existence d’un lien de subordination entre le salarié et la société sœur, soit par une immixtion permanente de cette dernière dans la gestion économique et sociale de l’employeur. Il convenait ensuite d’apprécier si le licenciement pour motif économique reposait sur une cause réelle et sérieuse, en vérifiant notamment la réalité de la menace sur la compétitivité du secteur d’activité pertinent.
La Cour d’appel de Versailles a infirmé le jugement sur le co-emploi, estimant que le salarié échouait à démontrer tant l’existence d’un lien de subordination individuel avec la société sœur que celle d’une immixtion permanente de cette dernière dans la gestion de l’employeur. Elle a en revanche jugé le licenciement économique sans cause réelle et sérieuse, l’employeur n’ayant pas établi la réalité d’une menace suffisamment caractérisée sur la compétitivité du secteur d’activité.
La présente décision mérite attention en ce qu’elle rappelle les contours stricts de la notion de co-emploi au sein des groupes de sociétés (I) et précise les exigences probatoires pesant sur l’employeur quant à la justification du motif économique fondé sur la sauvegarde de la compétitivité (II).
I. Le rejet du co-emploi : une application rigoureuse des critères jurisprudentiels
La Cour rappelle les deux fondements possibles du co-emploi avant d’en constater l’absence en l’espèce, tant s’agissant du lien de subordination (A) que de l’immixtion permanente dans la gestion de l’employeur (B).
A. L’exigence d’un lien de subordination effectif et individualisé
La Cour rappelle que « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ». Cette définition classique, issue de la jurisprudence Société Générale de 1996, suppose une appréciation concrète et individualisée de la relation de travail.
Le salarié invoquait plusieurs éléments au soutien de sa prétention. La responsable des ressources humaines de son employeur était salariée de la société sœur et signait des contrats de travail, des lettres de licenciement et des notes au personnel. Des directeurs de la société sœur encadraient le responsable de site et transmettaient des instructions en matière de production.
La Cour écarte ces arguments avec une rigueur méthodologique remarquable. Elle relève l’absence « d’élément établissant que le salarié était par ce biais, au regard notamment des fonctions exercées, effectivement soumis à titre individuel et de façon suffisamment significative à des ordres et directives de la société Délifrance SA qui en contrôlait l’exécution et sanctionnait ses manquements ». L’arrêt souligne que le salarié occupait un poste de conducteur de machine et était évalué par son chef de groupe logistique, cadre de son propre employeur.
Cette analyse met en lumière l’importance de l’appréciation in concreto du lien de subordination. Il ne suffit pas qu’une société du groupe exerce une influence sur l’encadrement de l’employeur ; encore faut-il démontrer que cette influence se traduise par un pouvoir de direction effectif sur le salarié concerné. La Cour distingue ainsi nettement le pouvoir hiérarchique exercé sur les cadres dirigeants de celui qui devrait s’exercer sur les salariés d’exécution pour caractériser le co-emploi.
B. L’absence d’immixtion permanente conduisant à la perte totale d’autonomie
La Cour rappelle que « hors l’existence d’un tel lien de subordination, une société ne peut être qualifiée de co-employeur […] que s’il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre elles et l’état de domination économique que peuvent engendrer leur relation commerciale, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière ».
Cette formulation reprend la jurisprudence Molex de 2014, par laquelle la Cour de cassation a considérablement restreint les conditions du co-emploi fondé sur l’immixtion. L’arrêt commenté applique ce critère avec une grande précision. Les deux sociétés n’avaient « pas d’administrateurs ni de dirigeants communs », « pas non plus de lien capitalistique direct » et leurs établissements principaux étaient situés dans des communes distinctes.
La Cour procède à un examen minutieux des interventions de la société sœur dans la gestion de l’employeur. Elle constate que les documents rattachant la responsable des ressources humaines aux deux sociétés « demeurent peu significatifs en proportion et durée ». Concernant la gestion économique, elle relève que les interventions étaient « occasionnelles » et s’inscrivaient dans « une nécessaire collaboration dans un but de coordination et de rationalisation économique considérées à l’échelle du groupe ».
L’arrêt distingue ainsi clairement la coordination légitime au sein d’un groupe de l’immixtion constitutive du co-emploi. La Cour admet que l’employeur « ne disposait pas de toute son autonomie dans le domaine social » mais estime que les éléments produits ne révèlent pas « une prise en main par la société Délifrance SA de la direction du personnel et de la gestion des ressources humaines ». Cette approche nuancée préserve l’intérêt des groupes à organiser leur fonctionnement tout en protégeant l’autonomie juridique de chaque entité.
II. L’insuffisance de la justification du motif économique de sauvegarde de la compétitivité
Après avoir écarté le co-emploi, la Cour examine le bien-fondé du licenciement économique. Elle définit le périmètre d’appréciation du motif (A) avant de constater l’insuffisance des preuves apportées par l’employeur (B).
A. La délimitation du secteur d’activité pertinent
La lettre de licenciement invoquait une réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité du secteur boulangerie-viennoiserie-pâtisserie-traiteur du groupe. Le salarié contestait ce périmètre, soutenant que seul le secteur boulangerie-viennoiserie devait être retenu dès lors que son employeur fabriquait des produits de boulangerie et des disques de pizzas.
La Cour rappelle que « le secteur d’activité permettant d’apprécier la cause économique du licenciement est caractérisé, notamment, par la nature des produits biens ou services délivrés, la clientèle ciblée, ainsi que les réseaux et modes de distribution, se rapportant à un même marché ». Elle ajoute que « la spécialisation d’une entreprise dans le groupe ne suffit pas à exclure son rattachement à un secteur d’activité plus étendu ».
L’arrêt retient le périmètre invoqué par l’employeur en relevant que « le segment de la pâtisserie-traiteur n’a plus occupé qu’une place marginale » et que « c’est très majoritairement au niveau d’un secteur indifférencié de produits de boulangerie, viennoiserie, pâtisserie et traiteur que se prenaient les décisions ». La Cour précise par ailleurs que la production de disques de pizzas, bien que représentant une part significative de l’activité de l’employeur, était « très faible à l’échelle du groupe » et ne pouvait constituer un secteur d’activité autonome.
Cette analyse illustre l’approche globalisante adoptée par la jurisprudence pour apprécier le secteur d’activité. La Cour prend en compte l’évolution de la structure du groupe et la réalité des processus décisionnels pour déterminer le périmètre pertinent. Elle refuse de segmenter artificiellement l’activité en retenant des produits spécifiques qui ne constituent pas un marché distinct.
B. L’exigence d’une démonstration rigoureuse de la menace sur la compétitivité
Si la Cour retient le périmètre invoqué par l’employeur, elle censure en revanche l’insuffisance de la preuve de la menace sur la compétitivité. L’employeur produisait des pièces comptables attestant d’une détérioration du résultat d’exploitation et d’un accroissement des charges supérieur à celui du chiffre d’affaires entre 2015 et 2019.
La Cour estime que « ces constats, en eux-mêmes, ne permettent pas de caractériser une baisse de compétitivité significative au niveau du secteur d’activité concerné ». Elle relève que la perte du seul client de l’employeur pour les disques de pizzas ne pouvait objectiver une perte de marchés à l’échelle du secteur d’activité dès lors que cette production ne représentait « qu’une partie très négligeable de la production et de la commercialisation de produits dans ce secteur d’activité ».
L’arrêt souligne également l’insuffisance du rapport établi par l’expert désigné par les élus. Ce document ne mettait en évidence qu’une baisse des parts de marché des pains surgelés, « dérisoire » entre 2014 et 2016 et « d’environ 19% uniquement en 2017 ». La Cour observe qu’en l’absence « de tout autre élément de preuve suffisamment fiable et exhaustif », l’employeur échouait à démontrer « la réalité d’une diminution suffisamment significative et durable des parts de marché, notamment après 2017 ».
Cette exigence probatoire rigoureuse s’explique par la nature particulière du motif invoqué. La réorganisation pour sauvegarder la compétitivité suppose de démontrer non pas des difficultés économiques avérées, mais une menace pesant sur la compétitivité future de l’entreprise. La Cour rappelle implicitement que cette menace doit être caractérisée avec précision et ne peut se déduire de la seule dégradation de certains indicateurs comptables. L’employeur doit établir un lien entre les données économiques qu’il produit et une menace réelle et sérieuse sur sa position concurrentielle.