Cour d’appel de Versailles, le 3 septembre 2025, n°23/00502

Le harcèlement moral sur le lieu de travail demeure une source majeure de contentieux prud’homal. La chambre sociale 4-4 de la Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 3 septembre 2025, apporte des précisions utiles sur la caractérisation de ce harcèlement et ses conséquences sur la validité du licenciement.

Une salariée avait été engagée en qualité de serveuse le 9 octobre 2018 par une société exploitant un bar à vin. La relation de travail s’est progressivement dégradée. L’employeur lui a notifié deux avertissements en septembre 2020, que la salariée a contestés en dénonçant un harcèlement moral. Elle a été licenciée pour faute grave le 4 décembre 2020.

La salariée a saisi le conseil de prud’hommes de Mantes-la-Jolie qui, par jugement du 10 janvier 2023, a requalifié le licenciement en licenciement pour cause réelle et sérieuse, rejetant les demandes relatives au harcèlement moral et à la nullité du licenciement. La salariée a interjeté appel.

Devant la cour, la salariée soutenait avoir subi un harcèlement moral caractérisé par plusieurs éléments : l’affectation à des tâches de cuisinière non prévues au contrat, des reproches constants et humiliants en présence de la clientèle, des modifications tardives de planning, la multiplication des procédures disciplinaires et le paiement tardif des acomptes sollicités. Elle demandait l’annulation des avertissements, la reconnaissance du harcèlement moral et la nullité du licenciement. L’employeur contestait ces allégations et sollicitait la confirmation du licenciement pour faute grave.

La question posée à la cour était double : les faits invoqués par la salariée permettaient-ils de caractériser un harcèlement moral et, dans l’affirmative, le licenciement intervenu après la dénonciation de ce harcèlement devait-il être annulé ?

La Cour d’appel de Versailles infirme partiellement le jugement. Elle retient l’existence d’un harcèlement moral, annule l’un des deux avertissements et prononce la nullité du licenciement. L’employeur est condamné à verser des dommages-intérêts pour harcèlement moral ainsi qu’une indemnité pour licenciement nul.

Cette décision illustre la rigueur avec laquelle les juridictions apprécient les éléments constitutifs du harcèlement moral (I), tout en rappelant les conséquences attachées à la dénonciation de tels agissements sur la validité du licenciement (II).

I. La caractérisation méthodique du harcèlement moral

La cour procède à un examen circonstancié des faits invoqués par la salariée (A), avant d’évaluer la capacité de l’employeur à justifier ses décisions par des éléments objectifs (B).

A. L’établissement des faits laissant supposer le harcèlement

La Cour d’appel de Versailles applique scrupuleusement le mécanisme probatoire prévu par l’article L. 1154-1 du code du travail. Cette disposition impose au salarié de présenter « des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement », charge ensuite à l’employeur de démontrer que ses décisions sont étrangères à tout harcèlement.

La cour examine successivement six séries de faits invoqués par la salariée. Elle retient en premier lieu que celle-ci « a été affectée à des tâches de cuisinière alors qu’elle occupait un emploi de serveuse ». La fiche de poste remise le 23 novembre 2019 mentionnait effectivement des tâches de préparation culinaire, d’épluchage et de dressage. La cour relève que « la convention collective applicable distingue les métiers de cuisine des métiers de service », ce qui révèle un écart entre les stipulations contractuelles et la réalité des fonctions exercées.

S’agissant des reproches adressés à la salariée, la cour retient le témoignage de deux clientes. L’une d’elles atteste avoir « assisté à l’altercation du mercredi 27/08/2020 » durant laquelle l’employeur « faisait de nombreux reproches à [la salariée] de façon humiliante en lui criant dessus ». La cour écarte l’argument de l’employeur selon lequel ce témoin était placé en terrasse et n’aurait pas pu entendre les échanges.

La cour retient également les modifications intempestives de planning. Elle constate que l’employeur a demandé à la salariée « à la fin de son service de continuer à travailler » sans respecter le délai de prévenance prévu par la convention collective. L’article 6 de l’avenant n° 19 du 29 septembre 2014 impose en effet un délai de huit jours, réductible seulement en cas de « circonstances exceptionnelles » que l’employeur n’établit pas.

La multiplication des procédures disciplinaires constitue un autre élément retenu. En l’espace de moins de trois mois, entre le 1er septembre et le 19 novembre 2020, l’employeur a notifié deux avertissements puis engagé une procédure de licenciement. La cour annule l’avertissement du 17 septembre 2020, considérant que la salariée « pouvait refuser d’allonger son temps de travail quotidien » dès lors qu’elle n’avait pas été préalablement informée de la modification de son planning.

Enfin, le paiement tardif des acomptes sollicités en octobre 2019 et janvier 2020 est établi.

La cour conclut que ces faits, « pris dans leur ensemble, laissent supposer l’existence d’un harcèlement moral ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail de la salariée susceptible d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

B. L’insuffisance de la justification patronale

Une fois les faits établis, la charge de la preuve bascule vers l’employeur. Celui-ci doit démontrer que « ses agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement ».

L’employeur invoque l’absence de certificat médical et de plainte pénale. La cour rejette cet argument en relevant que la salariée « établit avoir ressenti un mal-être résultant du comportement de l’employeur et le lui a écrit au moins à deux reprises pendant la relation contractuelle ». L’absence de réponse de l’inspection du travail « n’a pas d’incidence » sur la matérialité des faits.

L’employeur se prévaut également de « l’attitude désinvolte de la salariée dont les retards et les absences répétés et injustifiés ont perturbé le bon fonctionnement du bar ». La cour écarte cette justification en considérant qu’elle « n’a pas davantage pour effet de minimiser son comportement ». Cette formulation traduit l’idée que les manquements reprochés à la salariée, à les supposer établis, ne sauraient légitimer des agissements harcelants de la part de l’employeur.

La cour condamne l’employeur à verser 2 000 euros de dommages-intérêts pour harcèlement moral. Ce montant, relativement modéré au regard des demandes formées, s’explique probablement par l’absence de pièces médicales attestant d’une atteinte avérée à la santé.

Cette décision confirme une jurisprudence constante selon laquelle le harcèlement moral peut être caractérisé indépendamment de tout certificat médical. L’article L. 1152-1 du code du travail vise en effet les agissements « susceptibles » de porter atteinte à la santé, ce qui n’implique pas la démonstration d’un dommage effectif.

II. Les conséquences de la dénonciation du harcèlement sur le licenciement

La reconnaissance du harcèlement moral emporte des conséquences sur la validité du licenciement intervenu postérieurement (A), tout en ouvrant droit à une réparation dont la cour précise les modalités de calcul (B).

A. La nullité du licenciement consécutif à la dénonciation

L’article L. 1152-3 du code du travail dispose que « toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance des dispositions des articles L. 1152-1 et L. 1152-2 […] est nul ». La cour fait application de ce texte en prononçant la nullité du licenciement.

La motivation retenue mérite attention. La cour relève « qu’il ressort de la chronologie des faits qu’il [le harcèlement moral] a conduit au licenciement de la salariée après les échanges qu’elle a entretenus avec l’employeur à compter du 7 septembre notamment pour dénoncer le harcèlement moral subi et contester les sanctions notifiées ».

Cette formulation établit un lien de causalité entre la dénonciation du harcèlement et le licenciement. La salariée avait contesté les avertissements par courriers des 7 et 18 septembre 2020, demandant expressément à l’employeur de « cesser immédiatement tout harcèlement moral ». La procédure de licenciement a été engagée deux mois plus tard.

La cour ne se contente pas de constater que le licenciement est intervenu dans un contexte de harcèlement. Elle identifie un enchaînement chronologique précis : contestation des sanctions, dénonciation du harcèlement, puis licenciement. Ce raisonnement s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence de la Cour de cassation qui protège le salarié dénonçant un harcèlement, sauf mauvaise foi établie par l’employeur.

La protection du salarié dénonçant un harcèlement moral trouve son fondement dans l’article L. 1152-2 du code du travail. Ce texte interdit toute mesure discriminatoire à l’encontre d’un salarié « pour avoir subi ou refusé de subir » un harcèlement ou « pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés ».

La nullité prononcée prive d’effet les motifs invoqués dans la lettre de licenciement. L’employeur reprochait des erreurs de commande, des retards, des refus d’effectuer des heures supplémentaires et une attitude de défiance. La cour n’examine pas le bien-fondé de ces griefs, la nullité du licenciement rendant cet examen superflu.

B. L’indemnisation du licenciement nul

La cour applique l’article L. 1235-3-1 du code du travail qui prévoit une indemnité minimale de six mois de salaire en cas de licenciement nul. Elle alloue à la salariée la somme de 11 500 euros bruts.

Pour fixer ce montant, la cour prend en considération plusieurs éléments. Elle retient l’ancienneté de deux ans, le niveau de rémunération de 1 868,14 euros bruts mensuels, l’âge de la salariée lors du licenciement (26 ans), sa formation et son expérience professionnelle. Elle relève que la salariée « justifie avoir été inscrite à Pôle emploi (en 2020 jusque juillet 2021) » et qu’elle « a été employée pendant six mois à compter de novembre 2021 ».

La cour précise que le montant de l’indemnité doit être exprimé en brut. Elle se fonde sur un arrêt récent de la Cour de cassation du 2 avril 2025 (pourvoi n° 23-20.987) selon lequel le calcul doit tenir compte « des primes perçues, le cas échéant proratisées, et des heures supplémentaires accomplies par le salarié au cours des six mois précédant la rupture du contrat de travail ».

L’employeur est également condamné au paiement des indemnités de rupture. L’indemnité légale de licenciement s’élève à 971,93 euros, l’indemnité compensatrice de préavis à 1 868,14 euros, outre 186,81 euros de congés payés afférents. La cour confirme ces montants dont le calcul n’était pas utilement contesté.

Cette décision illustre la sévérité des sanctions attachées au licenciement d’un salarié ayant dénoncé un harcèlement moral. L’indemnité allouée dépasse le plafond applicable en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse pour une ancienneté équivalente. Le barème prévu par l’article L. 1235-3 du code du travail, qui limite l’indemnité à trois mois et demi de salaire pour deux ans d’ancienneté, ne s’applique pas au licenciement nul.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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