Cour d’appel de Versailles, le 3 septembre 2025, n°23/01554

Par un arrêt du 3 septembre 2025, la Cour d’appel de Versailles statue sur la résiliation judiciaire d’un contrat de travail fondée sur des faits de harcèlement moral. Une salariée, engagée en 2016 et devenue en 2019 secrétaire exécutive, soutient avoir été progressivement écartée de ses missions, puis placée en activité partielle individualisée à 20%. Elle saisit le Conseil de prud’hommes de Versailles le 21 février 2021, avant la notification d’un licenciement économique le 10 juin 2021. Par jugement du 16 mai 2023, les premiers juges prononcent la résiliation judiciaire aux torts de l’employeur, avec effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. L’employeur interjette appel, tandis que la salariée sollicite la nullité pour harcèlement moral et une réparation accrue. La question centrale concerne le régime probatoire de l’article L. 1154-1 du code du travail, l’appréciation d’indices convergents de harcèlement et les effets attachés à la rupture. La cour confirme la résiliation judiciaire, retient le harcèlement moral et juge que la rupture produit les effets d’un licenciement nul.

I. L’appréciation du harcèlement moral et du régime probatoire

A. Le cadre légal et la méthode probatoire consacrés

La cour rappelle d’abord le socle normatif. Elle énonce que « Aux termes de l’article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. » Elle précise le rôle du juge, qui « forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. »

L’arrêt décrit ensuite la grille d’examen par faisceau d’indices: « Il résulte de ces dispositions que, pour se prononcer sur l’existence d’un harcèlement moral, il appartient au juge d’examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d’apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de laisser supposer l’existence d’un harcèlement moral au sens de l’article L.1152-1 du code du travail. » La charge de la preuve s’en trouve déplacée: « Dans l’affirmative, il appartient au juge d’apprécier si l’employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. » La sanction de principe est rappelée avec netteté: « Enfin, selon l’article L.1152-3 du code du travail, toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance des dispositions des articles L. 1152-1 et L. 1152-2, toute disposition ou tout acte contraire est nul. »

Appliquant ce cadre, la cour retient une appréciation globale, sensible aux évolutions d’organisation liées à la crise, sans se départir d’un contrôle concret et serré.

B. Les indices convergents d’une mise à l’écart stigmatisante

Sur la période initiale, la cour relève un reproche public inutilement humiliant et l’éviction d’une part des missions habituelles. Elle juge que « La mise à l’écart de la salariée d’une partie de ses fonctions de mars à juin 2020 est établie ainsi que l’humiliation subie lors de l’envoi du courriel du 18 mars 2020 à l’ensemble des membres du comité de direction. » Le contrôle demeure nuancé: les nécessités de la crise et le pouvoir d’organisation sont reconnus, mais ne justifient pas une stigmatisation publique ni une exclusion durable des réunions relevant de la fiche de poste.

Pour la période suivante, l’arrêt constate l’amplification du processus d’éviction. Il retient qu’ »Il s’ensuit que la salariée établit également avoir été mise totalement à l’écart des activités prévues sur sa fiche de poste relatives aux bureaux et aux conseils d’administration, ce qui représente un tiers de son activité. » L’activité partielle individualisée est ici un indice déterminant, dès lors qu’elle isole la salariée au sein de l’équipe de direction: « Ainsi, la salariée établit qu’elle avait, pendant la période de chômage partiel, le taux d’activité le plus faible de l’ensemble des membres du comité de direction. »

Le raisonnement se clôt par l’appréciation cumulative des faits et le défaut de preuve contraire. La cour énonce que « Ces faits laissent supposer un harcèlement moral ayant eu pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail de la salariée susceptibles de porter atteinte à sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. » Or « L’employeur, qui conteste tout harcèlement moral, ne produit aucune pièce relative à la relation de travail avec la salariée de janvier à decambre 2020 hormis les comptes rendus des réunions relatives au licenciement collectif pour motif économique. » La contextualisation est assumée mais non exonératoire: « En définitive, c’est à juste titre que le juge départiteur a relevé que la crise sanitaire a engendré ‘un grand bouleversement dans les habitudes de travail et ayant contraint les entreprises à revoir leurs modes d’organisation habituelle’ et que cette période de crise sanitaire s’est conjuguée avec des difficultés économiques ayant abouti à un plan de sauvegarde de l’emploi. » La cour en déduit, sans hésitation, un management inadapté et fautif.

II. Les effets de la qualification et leur portée

A. De la résiliation judiciaire au licenciement nul et à la réparation

La consécration du harcèlement moral détermine immédiatement la nature des effets de la rupture. L’arrêt rappelle la solution de principe: « Ainsi, lorsque le salarié est fondé à solliciter la résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts de l’employeur, en raison notamment du harcèlement moral dont il a été victime sur son lieu de travail, la rupture produit les effets d’un licenciement nul conformément aux dispositions de l’article L. 1152-3 du code du travail (Soc., 20 février 2013, n°11-26.560). » En l’espèce, « Il convient donc, confirmant en cela le jugement déféré, de prononcer la résiliation judiciaire du contrat de travail à la date du 10 juin 2021, date du licenciement. » Et de corriger la qualification initialement retenue: « En revanche, la résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts de l’employeur fondée sur des faits de harcèlement moral produit les effets d’un licenciement nul et le jugement sera infirmé en ce qu’il a dit le licenciement sans cause réelle et sérieuse. »

S’agissant de l’indemnisation, la cour applique le régime spécifique de la nullité: « La salariée peut prétendre à une indemnité pour licenciement nul en application des dispositions de l’article L. 1235-3-1 du code du travail selon lequel cette indemnité ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois. » Elle combine ensuite les conséquences conventionnelles et légales. D’une part, l’indemnité de préavis majorée est rappelée: « Par ailleurs, il ressort des dispositions de la convention collective applicable que l’indemnité compensatrice de préavis est portée à 6 mois pour les ingénieurs et cadres âgés de plus de 50 ans et ayant 1 an de présence dans l’entreprise. » D’autre part, la sanction financière d’ordre public complète le dispositif: « En application de l’article L. 1235-4 du code du travail, dont les dispositions sont d’ordre public, il convient d’ordonner le remboursement par l’employeur aux organismes intéressés des indemnités de chômage versées à la salariée du jour de son licenciement au jour jusqu’au jugement, dans la limite de six mois d’indemnités de chômage, sous déduction des sommes versées par l’employeur au titre du CSP. » La cour retient, en outre, un préjudice distinct d’exécution déloyale du contrat.

B. Appréciation critique et incidences pratiques du raisonnement

Le raisonnement est cohérent au regard du droit positif, tant sur la charge de la preuve que sur la qualification des effets. L’articulation entre contexte de crise, réorganisation et respect des droits individuels est précisément posée, sans confondre motifs économiques et dérives managériales. L’arrêt assume une appréciation factuelle minutieuse, où l’isolement opérationnel, l’humiliation publique et l’activité partielle individualisée convergent vers la dégradation des conditions de travail.

La méthode probatoire se veut fidèle à la lettre des textes et à la jurisprudence constante, tout en exigeant de l’employeur une justification objectivée et documentée. La formule est nette: « Dès lors, la salariée établit un comportement professionnel et un management inadapté de l’employeur à compter du mois de mars 2020 sans que ce dernier ne prouve que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. » La portée pratique est notable dans les environnements soumis à des plans de sauvegarde de l’emploi, où la preuve d’une réorganisation ne neutralise pas l’examen individualisé des agissements.

La cohérence indemnitaire renforce l’enseignement. La combinaison de l’indemnité minimale de nullité, du complément de préavis conventionnel et du remboursement à l’organisme d’assurance chômage incite à une vigilance accrue sur les mesures d’éviction de fait. L’allocation spécifique pour exécution déloyale marque, enfin, la reconnaissance d’un préjudice distinct, adossé à la période de mise à l’écart. Elle apparaît justifiée par la teneur des motifs, qui retiennent « un grand bouleversement » contextuel sans en faire un paravent exonératoire.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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