Cour d’appel de Versailles, le 3 septembre 2025, n°23/02028

Le litige porté devant la cour d’appel de Versailles illustre les difficultés procédurales que peut engendrer la succession d’employeurs dans le cadre d’un transfert d’entreprise. La chambre sociale 4-4 de la cour d’appel de Versailles a rendu, le 3 septembre 2025, un arrêt dont la portée mérite examen.

Un salarié avait été embauché le 5 octobre 2011 en qualité de responsable des tournées par une société spécialisée dans l’exploitation d’appareils de distribution automatique de boissons. Son contrat de travail fut transféré le 1er mai 2019 à une entité nouvellement créée. Deux jours plus tard, cette dernière le convoquait à un entretien préalable avec mise à pied conservatoire. Le licenciement pour faute grave lui fut notifié le 24 mai 2019, l’employeur invoquant des écarts de caisse d’un montant de 2 472 euros, des dysfonctionnements sur les monnayeurs, des déplacements hors secteur sans autorisation et l’ouverture de sacs scellés appartenant à des collègues.

Le salarié saisit le conseil de prud’hommes de Saint-Germain-en-Laye le 17 juillet 2019 aux fins de contestation de son licenciement. Par jugement du 15 juin 2023, cette juridiction déclara l’intégralité de ses demandes irrecevables. Le salarié interjeta appel le 6 juillet 2023, dirigeant son recours contre quatre sociétés aux dénominations successives. Par ordonnance du 19 septembre 2023, le conseiller de la mise en état déclara irrecevable l’appel dirigé contre deux des sociétés ainsi que l’intervention forcée formée par le salarié. Le déféré formé par ce dernier fut lui-même déclaré irrecevable par ordonnance du 16 octobre 2024.

La question posée à la cour était celle de la détermination de l’employeur ayant qualité pour défendre à l’instance, dans un contexte de transferts successifs du contrat de travail et de changements de dénominations sociales. Le salarié soutenait que ces opérations avaient été frauduleusement mises en œuvre pour éluder les règles relatives au licenciement.

La cour devait ainsi se prononcer sur la recevabilité des demandes du salarié au regard des règles gouvernant l’identification des parties au litige prud’homal, question qui commande l’examen de l’applicabilité du mécanisme de transfert d’entreprise (I), avant d’envisager les conséquences procédurales de la pluralité d’entités juridiques (II).

I. L’identification de l’employeur dans le cadre du transfert d’entreprise

A. Le mécanisme légal du transfert automatique du contrat de travail

L’article L. 1224-1 du code du travail organise le transfert de plein droit des contrats de travail en cas de modification dans la situation juridique de l’employeur. Ce mécanisme, d’ordre public, s’impose aux parties sans qu’il soit nécessaire de recueillir le consentement du salarié. La lettre de licenciement indiquait que le contrat avait été « transféré le 1er mai 2019 » à une nouvelle entité, ce qui caractérise l’application de ce dispositif légal.

Le salarié contestait la régularité de ce transfert en faisant valoir que l’employeur « ne justifie pas avoir convoqué [le salarié] en entretien individuel, ni informé ce salarié de changements successifs de dénominations sociales ». Cette argumentation tend à remettre en cause les conditions d’application de l’article L. 1224-1 du code du travail. La jurisprudence de la Cour de cassation exige toutefois que les conditions objectives du transfert soient réunies, à savoir le maintien de l’identité d’une entité économique autonome dont l’activité est poursuivie ou reprise.

Le grief tiré du défaut d’information du salarié ne saurait, en principe, affecter la validité du transfert lui-même. La chambre sociale de la Cour de cassation a eu l’occasion de préciser que le transfert s’opère de plein droit, indépendamment de toute formalité particulière à l’égard du salarié. L’obligation d’information prévue par l’article L. 1224-1 du code du travail ne constitue pas une condition de validité du transfert.

B. L’allégation de fraude dans la mise en œuvre du transfert

Le salarié soutenait que « le transfert du contrat de travail […] a été frauduleusement mis en œuvre par son employeur dans l’unique but d’éluder les règles relatives au licenciement ». Cette argumentation fait appel au principe général selon lequel la fraude corrompt tout. En matière de transfert d’entreprise, la fraude peut être caractérisée lorsque l’opération a pour seule finalité de priver le salarié de ses droits.

La chronologie des faits pouvait nourrir cette suspicion. Le transfert intervint le 1er mai 2019, la convocation à l’entretien préalable le 3 mai 2019, soit deux jours plus tard. Cette concomitance entre le transfert et l’engagement de la procédure disciplinaire interroge sur les motivations réelles de l’opération. Le salarié relevait également que « l’employeur ne justifie pas avoir obtenu l’autorisation de la Direccte à la date du 1er mai 2019 », ce qui tendait à démontrer l’irrégularité de l’opération.

La caractérisation de la fraude suppose néanmoins la démonstration d’un élément intentionnel. Le seul rapprochement temporel entre le transfert et le licenciement ne suffit pas à établir que l’opération avait pour unique objet de soustraire l’employeur à ses obligations. La cour devait apprécier si les éléments du dossier permettaient de retenir l’existence d’un montage frauduleux au sens de la jurisprudence de la Cour de cassation.

II. Les conséquences procédurales de la pluralité d’employeurs successifs

A. La détermination de la partie ayant qualité pour défendre

L’identification de l’employeur contre lequel le salarié doit diriger son action constitue une question essentielle de recevabilité. Le conseil de prud’hommes de Saint-Germain-en-Laye avait « dit et jugé que l’intégralité des demandes de M. [X] sont irrecevables », sans que les motifs de cette irrecevabilité soient précisés dans les éléments disponibles. Cette décision laisse supposer que le salarié n’avait pas attrait la bonne personne morale.

Le salarié avait saisi le conseil de prud’hommes le 17 juillet 2019 « aux fins de contestation de son licenciement […] à l’encontre de la société Daltys-Nord ». Or, son contrat avait été transféré à une autre entité le 1er mai 2019, et c’est cette dernière qui avait prononcé le licenciement le 24 mai 2019. L’action aurait donc dû être dirigée contre l’employeur au moment du licenciement, conformément aux principes gouvernant l’application de l’article L. 1224-2 du code du travail.

La difficulté était accrue par les changements successifs de dénominations sociales. Le salarié relevait que « l’employeur a remis au salarié les documents de fin de contrat le 5 juin 2019 portant la dénomination Daltys nord, postérieurement au changement de dénomination sociale ». Cette incohérence dans les documents remis au salarié a pu contribuer à la confusion quant à l’identité de l’employeur à attraire.

B. L’irrecevabilité de l’intervention forcée en cause d’appel

Par ordonnance du 19 septembre 2023, le conseiller de la mise en état « déclara irrecevable l’intervention forcée de la société Maxicoffee Solutions IDF comme venant aux droits des sociétés Daltys Nord, Daltys IDF et Maxicoffee IDF ». Cette décision applique les règles restrictives de l’intervention forcée en cause d’appel prévues par l’article 555 du code de procédure civile.

L’intervention forcée n’est recevable en appel que si l’évolution du litige la rend nécessaire. Le salarié ne pouvait pallier en appel l’erreur commise en première instance quant à la détermination de l’employeur partie au litige. Le déféré formé contre cette ordonnance fut lui-même déclaré irrecevable par la cour le 16 octobre 2024.

Le salarié invoquait l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et demandait à la cour d’« exercer un contrôle concret, efficace et effectif de proportionnalité ». Cette argumentation tendait à faire prévaloir le droit d’accès au juge sur les règles procédurales de recevabilité. La cour devait toutefois concilier ce droit fondamental avec les exigences de sécurité juridique qui commandent l’identification précise des parties au procès.

L’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 3 septembre 2025 illustre les écueils procéduraux auxquels s’expose le salarié confronté à une succession d’employeurs. La rigueur des règles de recevabilité peut aboutir à priver le justiciable d’un examen au fond de ses prétentions, alors même que le transfert d’entreprise est censé garantir la continuité de ses droits. Cette décision invite à une vigilance particulière dans l’identification de l’employeur au moment de la saisine du juge prud’homal.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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