Par un arrêt en manquement du 15 mai 2008, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la compatibilité d’une réglementation nationale avec le principe de libre circulation des marchandises. En l’espèce, un État membre avait adopté une disposition législative interdisant de manière générale l’apposition de films colorés sur les vitrages des véhicules automobiles destinés au transport de passagers ou de marchandises. La Commission des Communautés européennes, considérant que cette interdiction constituait une entrave injustifiée au commerce intracommunautaire, a engagé une procédure en manquement à l’encontre de cet État. Devant la Cour, la Commission soutenait que cette mesure violait les articles 28 CE et 30 CE, en empêchant la commercialisation de films légalement produits et vendus dans d’autres États membres. L’État membre défendeur, tout en admettant le caractère restrictif de sa législation, la justifiait par des impératifs de sécurité routière, notamment le contrôle du port de la ceinture de sécurité, et de sécurité publique, en particulier la lutte contre la criminalité en permettant une visualisation de l’habitacle des véhicules. Il s’agissait donc pour la Cour de déterminer si une interdiction générale et absolue d’apposer des films colorés sur les vitrages des véhicules automobiles constituait une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative compatible avec le droit communautaire. La Cour de justice a jugé que cette interdiction constituait bien une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative, et que, bien que poursuivant des objectifs légitimes, elle était disproportionnée et contrevenait ainsi aux obligations découlant de l’article 28 CE.
La solution retenue par la Cour repose sur un raisonnement classique en matière de libre circulation des marchandises, confirmant d’abord l’existence d’une entrave justifiée en principe par des objectifs d’intérêt général (I), avant de sanctionner le caractère disproportionné de la mesure nationale au regard de ces mêmes objectifs (II).
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I. La confirmation d’une entrave à la libre circulation des marchandises justifiée par des objectifs d’intérêt général
La Cour commence par qualifier la mesure nationale de restriction à la libre circulation des marchandises (A), tout en reconnaissant la légitimité des justifications avancées par l’État membre concerné (B).
A. La qualification de la mesure nationale en restriction quantitative
La Cour constate sans difficulté que la législation en cause constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative au sens de l’article 28 CE. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « toute réglementation des États membres susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire est à considérer comme une mesure d’effet équivalant à des restrictions quantitatives ». En l’espèce, l’interdiction d’utiliser un produit sur le territoire national a pour effet de décourager son importation et sa commercialisation. Comme le souligne la Cour, « les éventuels intéressés, commerçants ou particuliers, sachant qu’il leur est interdit d’apposer de tels films sur le pare-brise et les vitres correspondant aux sièges des passagers des véhicules automobiles, n’ont pratiquement aucun intérêt à en acheter ».
Cette analyse démontre que même une réglementation qui ne vise pas directement les importations mais qui porte sur les conditions d’utilisation d’un produit peut relever du champ d’application de l’article 28 CE dès lors qu’elle affecte l’accès au marché. L’interdiction portugaise, en limitant drastiquement les possibilités d’usage des films colorés, ferme de fait le marché national à ces produits légalement fabriqués dans d’autres États membres. La Cour conclut donc logiquement que la mesure litigieuse constitue une restriction à la libre circulation des marchandises.
B. L’admission des justifications fondées sur la sécurité routière et la sécurité publique
Une fois la restriction caractérisée, la Cour examine si elle peut être justifiée. L’État membre invoquait la sécurité routière, pour faciliter le contrôle du port de la ceinture, et la sécurité publique, pour lutter contre la criminalité en permettant l’identification des occupants d’un véhicule. La Cour admet sans réserve que de tels objectifs constituent des raisons impérieuses d’intérêt général. Elle rappelle que « la lutte contre la criminalité et la sécurité routière peuvent constituer des raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de justifier une entrave à la libre circulation des marchandises ».
Cette reconnaissance est conforme à une jurisprudence bien établie qui laisse aux États membres une marge d’appréciation pour déterminer le niveau de protection de l’intérêt public qu’ils souhaitent assurer sur leur territoire. En acceptant le bien-fondé des objectifs poursuivis, la Cour déplace l’analyse du terrain de la légitimité des buts vers celui de la proportionnalité des moyens mis en œuvre pour les atteindre. La question n’est plus de savoir si l’État membre a le droit de poursuivre ces objectifs, mais s’il le fait d’une manière compatible avec les exigences du droit communautaire.
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II. La sanction d’une mesure disproportionnée au regard des objectifs poursuivis
L’essentiel de l’argumentation de la Cour porte sur le contrôle de proportionnalité, qui la conduit à constater le caractère excessif de l’interdiction (A), réaffirmant ainsi de manière classique la portée de cette exigence fondamentale (B).
A. Le caractère excessif de l’interdiction générale et absolue
La Cour censure la mesure nationale en raison de sa nature générale et absolue, qui va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs de sécurité visés. Pour qu’une mesure restrictive soit justifiée, elle doit être à la fois propre à garantir la réalisation de l’objectif et ne pas excéder ce qui est nécessaire pour y parvenir. Si la Cour concède que l’interdiction est apte à faciliter l’observation de l’habitacle, elle juge qu’elle n’est pas pour autant nécessaire. D’une part, elle relève une incohérence dans la position de l’État membre, qui autorise sur son territoire la commercialisation de véhicules équipés dès l’origine de vitrages teintés. La Cour en déduit que les autorités nationales disposent nécessairement d’autres méthodes de contrôle pour ces véhicules, ce qui affaiblit l’argument selon lequel l’interdiction des films apposés serait indispensable.
D’autre part, et de manière décisive, la Cour souligne que l’interdiction s’applique à tous les types de films sans distinction. Or, « les films colorés comprennent une large gamme allant des films transparents aux films quasi opaques ». Une interdiction globale est donc excessive, car des mesures moins restrictives, telles que la fixation d’un facteur de transmission lumineuse minimal, auraient pu concilier les objectifs de sécurité avec les exigences de la libre circulation des marchandises. En ne démontrant pas en quoi une interdiction visant même les films les plus clairs était nécessaire, l’État membre a échoué à prouver la proportionnalité de sa législation.
B. La portée de la solution : un rappel classique de l’exigence de proportionnalité
Cet arrêt ne constitue pas un revirement de jurisprudence mais s’inscrit dans la continuité des solutions relatives au contrôle des mesures nationales entravant la libre circulation. Il offre une illustration pédagogique de l’application du principe de proportionnalité. La Cour rappelle que la charge de la preuve de la nécessité et de la proportionnalité d’une mesure restrictive incombe à l’État membre qui l’a édictée. Une simple affirmation de la nécessité d’une mesure pour protéger un intérêt général ne suffit pas ; il faut des éléments concrets démontrant l’absence d’alternative moins contraignante pour le commerce intracommunautaire.
La portée de cette décision est de rappeler fermement aux autorités nationales que, si elles conservent la compétence pour réglementer dans des domaines non harmonisés, leur pouvoir n’est pas discrétionnaire. Toute réglementation doit être calibrée au plus juste pour atteindre son objectif légitime, en choisissant la voie la moins préjudiciable aux libertés fondamentales garanties par le Traité. En sanctionnant une interdiction générale et absolue, la Cour envoie un signal clair : les États membres doivent privilégier la réglementation des caractéristiques techniques d’un produit plutôt que son interdiction pure et simple lorsque cela est possible.