Cour de justice de l’Union européenne, le 10 avril 2014, n°C-231/11

Par un arrêt du 19 septembre 2013, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en sa quatrième chambre, a précisé les contours de la responsabilité solidaire en matière de paiement des amendes pour infraction au droit de la concurrence. En l’espèce, la Commission européenne avait, par une décision du 24 janvier 2007, sanctionné plusieurs entreprises pour leur participation à une entente sur le marché des appareillages de commutation à isolation gazeuse. Cette décision imposait des amendes à plusieurs sociétés, dont certaines étaient tenues solidairement au paiement en raison de leurs liens capitalistiques et de leur appartenance successive à différentes entités économiques durant la période de l’infraction. Saisi par plusieurs des sociétés sanctionnées, le Tribunal de l’Union européenne, par un arrêt du 3 mars 2011, avait partiellement annulé et réformé la décision de la Commission. Le Tribunal avait notamment recalculé les amendes et, exerçant sa compétence de pleine juridiction, avait fixé la quote-part de l’amende que chaque codébiteur solidaire devait supporter dans leurs rapports internes. La Commission et certaines des sociétés concernées ont alors formé des pourvois devant la Cour de justice, contestant divers aspects de l’arrêt du Tribunal. La question centrale posée à la Cour de justice était de savoir si le pouvoir de sanction de la Commission, et par extension la compétence de pleine juridiction du juge de l’Union, inclut la prérogative de déterminer la répartition interne, entre les codébiteurs solidaires, du montant d’une amende infligée pour une infraction aux règles de concurrence. La Cour de justice y répond par la négative, considérant que la solidarité en droit de la concurrence ne concerne que le rapport externe entre la Commission et les entreprises sanctionnées, laissant la répartition interne à la compétence des juridictions nationales. Cette décision clarifie de manière décisive le régime de la responsabilité solidaire en la matière (I), tout en redéfinissant les limites des pouvoirs respectifs de la Commission et du juge de l’Union dans l’imposition des sanctions (II).

I. La distinction consacrée entre la relation externe et la relation interne de la solidarité

La Cour de justice fonde son raisonnement sur une interprétation stricte de la notion d’entreprise en droit de la concurrence, qui justifie l’existence de la solidarité (A), pour en déduire une limitation claire du pouvoir de la Commission à la seule dimension externe de cette solidarité (B).

A. Le fondement de la solidarité dans la notion d’entreprise

Le droit de la concurrence de l’Union vise à sanctionner le comportement des « entreprises », une notion fonctionnelle désignant une unité économique. La Cour rappelle que, selon une jurisprudence constante, ` »la notion d’entreprise désigne toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement »`. Cette unité économique peut être constituée de plusieurs personnes morales distinctes, comme une société mère et sa filiale, lorsque cette dernière ne détermine pas son comportement sur le marché de façon autonome. C’est en vertu de ce principe de responsabilité personnelle de l’entreprise que plusieurs entités juridiques la composant peuvent être tenues pour responsables d’une même infraction.

La solidarité pour le paiement de l’amende découle directement de cette approche. Lorsque plusieurs personnes morales forment une seule entreprise au moment de l’infraction, elles peuvent être condamnées solidairement au paiement de l’amende. La Cour approuve ainsi le raisonnement du Tribunal selon lequel ` »lorsque plusieurs personnes peuvent être tenues pour personnellement responsables de la participation à une infraction commise par une seule et même entreprise, au sens du droit de la concurrence, elles doivent être considérées comme solidairement responsables de ladite infraction »`. La solidarité est donc un effet inhérent à la qualification d’une entité économique unique comme auteur de l’infraction, permettant à la Commission de poursuivre le paiement de la totalité de l’amende auprès de n’importe lequel des codébiteurs.

B. La limitation du pouvoir de sanction de la Commission à la seule relation externe

À partir de ce fondement, la Cour opère une distinction capitale. Elle juge que si la Commission a le pouvoir d’établir une solidarité, ce pouvoir ne s’étend pas à la régulation des rapports internes entre les codébiteurs. La Cour censure le Tribunal pour avoir jugé qu’il appartient exclusivement à la Commission ` »de déterminer la quote-part respective des différentes sociétés dans les montants auxquels elles ont été condamnées solidairement […] et [que] cette tâche ne saurait être laissée aux tribunaux nationaux »`. En jugeant ainsi, le Tribunal a commis une erreur de droit.

La finalité du mécanisme de solidarité est de garantir l’efficacité du recouvrement des amendes et de renforcer l’effet dissuasif des sanctions, en réduisant le risque d’insolvabilité pour la Commission. La détermination des quotes-parts respectives des codébiteurs dans leur relation interne, qui intervient une fois la Commission désintéressée, ne participe pas à cet objectif. En l’absence de règles spécifiques dans le droit de l’Union, ce contentieux relève de la compétence des juridictions nationales, qui doivent appliquer le droit national applicable tout en respectant les principes du droit de l’Union, notamment l’obligation de coopération loyale. La Commission peut être amenée à fournir des éléments pertinents, mais elle n’a pas le pouvoir de trancher cette question de répartition.

II. La redéfinition des compétences de sanction et de contrôle juridictionnel

La clarification apportée par la Cour de justice a des conséquences directes sur l’étendue des pouvoirs du juge de l’Union, tant en ce qui concerne sa compétence de pleine juridiction (A) que son obligation de respecter le principe ne ultra petita (B).

A. La portée de la compétence de pleine juridiction du Tribunal

Le Tribunal de l’Union européenne dispose, en vertu de l’article 31 du règlement n° 1/2003, d’une compétence de pleine juridiction sur les recours formés contre les décisions de la Commission infligeant une amende. Cette compétence lui permet de substituer sa propre appréciation à celle de la Commission et de modifier le montant de l’amende. Toutefois, la Cour de justice précise que cette compétence, aussi étendue soit-elle, ne saurait excéder les pouvoirs de la Commission elle-même.

La Cour énonce clairement que la compétence du Tribunal ` »ne saurait s’étendre à des appréciations qui ne relèvent pas du pouvoir de sanction de la Commission »`. Par conséquent, puisque la Commission n’est pas compétente pour déterminer la répartition interne de l’amende entre les codébiteurs solidaires, le Tribunal ne peut pas davantage le faire dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction. En fixant les quotes-parts que chaque société devait supporter, le Tribunal a outrepassé ses pouvoirs. Cette solution réaffirme que la compétence de pleine juridiction est une compétence de contrôle et de réformation de l’acte initial, dont elle ne peut altérer la nature ni étendre l’objet.

B. Le respect du principe ne ultra petita dans le contentieux des amendes

L’arrêt illustre également une autre limite à l’action du juge : le principe ne ultra petita, selon lequel un juge ne peut statuer au-delà des demandes des parties. En l’espèce, deux filiales avaient contesté l’amende qui leur était infligée solidairement avec leur ancienne société mère. Cette dernière, en revanche, n’avait pas formé de recours contre la part de l’amende qui lui était imposée à titre individuel. La décision était donc devenue définitive à son égard sur ce point. Le Tribunal avait néanmoins annulé l’ensemble des dispositions relatives à ces amendes pour les regrouper en une seule amende solidaire d’un montant global différent.

La Cour de justice censure cette démarche. Elle juge que ` »le Tribunal a statué ultra petita en annulant […] l’article 2, sous j) et k), de la décision litigieuse et en réformant […] les amendes infligées par ces dispositions, en les englobant dans un seul montant devant être payé solidairement »`. Le Tribunal ne pouvait pas, même dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, réformer une partie de la décision qui n’était pas contestée par la partie concernée et qui avait acquis l’autorité de la chose jugée. Cette censure rappelle que la compétence de pleine juridiction s’exerce dans le cadre du litige tel que défini par les recours des parties, et non en dehors de celui-ci.

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Hassan KOHEN
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