La Cour de justice de l’Union européenne, réunie en Grande Chambre, a rendu un arrêt fondamental le 26 février 2019. Cette décision traite de l’indépendance des banques centrales nationales face aux procédures pénales engagées par les autorités étatiques. Elle précise l’étendue du contrôle juridictionnel exercé sur les mesures de suspension des gouverneurs de ces institutions monétaires.
Un gouverneur de banque centrale nationale, nommé pour un mandat de six ans, a fait l’objet d’une enquête pour corruption passive. L’autorité nationale de lutte contre la corruption a alors interdit provisoirement à l’intéressé d’exercer ses fonctions de direction et de surveillance. Cette mesure lui imposait également l’obligation de verser une caution et l’interdiction de quitter le territoire sans autorisation préalable.
L’intéressé et l’institution monétaire de l’Union ont introduit des recours devant la juridiction européenne sur le fondement des statuts du système monétaire. Ils demandent de constater que la décision nationale est illégale au regard des garanties d’indépendance prévues par le droit primaire. L’État membre excipe de l’incompétence de la Cour pour s’immiscer dans le déroulement d’une procédure pénale nationale.
La juridiction doit déterminer si une mesure de suspension provisoire relève de sa compétence et quelles preuves sont nécessaires pour justifier l’éviction. La question se pose de savoir si l’indépendance monétaire permet de limiter les prérogatives pénales des autorités nationales de poursuite. Elle doit également qualifier la nature du recours ouvert par les statuts des banques centrales nationales.
La Cour affirme sa compétence en assimilant la suspension temporaire à un relèvement de fonctions car elle peut constituer un moyen de pression. Elle qualifie le recours de voie d’annulation spécifique dérogeant à la répartition habituelle des compétences entre juges nationaux et européens. Enfin, elle annule la décision litigieuse faute pour l’État d’avoir produit des indices suffisants de faute grave.
L’examen de cette décision commande d’analyser l’affirmation d’une compétence protectrice de l’indépendance monétaire (I) avant d’étudier le contrôle rigoureux de la justification de l’éviction (II).
I. La consécration d’une compétence juridictionnelle protectrice de l’indépendance monétaire
A. L’assimilation d’une suspension temporaire au relèvement définitif des fonctions
La juridiction européenne rejette l’exception d’incompétence soulevée par l’État en se fondant sur l’objectif d’indépendance fonctionnelle des gouverneurs. Elle rappelle que « l’indépendance du gouverneur serait tout autant compromise par une interdiction temporaire faite au gouverneur concerné d’exercer ses fonctions ». Cette interprétation téléologique évite que les autorités nationales ne contournent les garanties statutaires par des mesures provisoires successives.
Le droit de l’Union protège le mandat des dirigeants monétaires afin de les préserver de toutes pressions politiques extérieures. La Cour souligne que l’interdiction d’exercer peut « revêtir une toute particulière gravité pour le gouverneur qu’elle vise lorsqu’elle n’est pas assortie d’un terme précis ». L’assimilation au relèvement définitif permet ainsi de maintenir l’effet utile des protections prévues par les traités européens.
B. La qualification du recours en une voie d’annulation autonome et spécifique
L’arrêt précise la nature du recours prévu par les statuts du système européen de banques centrales en le qualifiant de recours en annulation. La Cour note que ce mécanisme peut être exercé par un particulier contre une décision dont il est le destinataire direct. Elle écarte ainsi la qualification de procédure en manquement, soulignant que ce recours présente un caractère spécifique au cadre institutionnel monétaire.
Cette dérogation à la répartition classique des compétences s’explique par le statut hybride du gouverneur agissant au sein d’une institution de l’Union. La juridiction affirme que seul « le recours en annulation permet de répondre aux préoccupations qui ont présidé à la création de cette voie de droit ». Cette protection procédurale étendue permet un contrôle approfondi des motifs de la décision nationale par la juridiction de l’Union.
II. Un contrôle restreint du bien-fondé de la mesure d’éviction d’un gouverneur
A. L’exigence impérative d’indices suffisants de commission d’une faute grave
Le droit européen limite les motifs de relèvement d’un gouverneur à l’incapacité physique ou à la commission d’une faute grave. La Cour précise qu’elle ne doit pas se substituer aux juridictions pénales nationales compétentes pour statuer sur la responsabilité finale. Elle s’estime néanmoins chargée de « vérifier qu’une interdiction provisoire n’est prise que s’il existe des indices suffisants » de comportement délictueux.
Cette exigence probatoire constitue un rempart contre l’arbitraire des autorités administratives ou de police des États membres. La décision rappelle que l’indépendance monétaire n’emporte aucune immunité pénale mais impose un respect rigoureux des conditions de fond. L’existence d’une procédure criminelle nationale ne saurait donc faire obstacle au contrôle européen de la légalité des mesures de suspension.
B. La sanction de la carence probatoire manifeste de l’autorité nationale
La Cour constate que l’État membre n’a fourni aucun commencement de preuve concernant les accusations de corruption ayant motivé la suspension. Elle rejette les offres de preuve tardives soumises durant le délibéré faute de justifications valables sur le retard de communication. La juridiction conclut que « l’État membre n’a pas établi que le relèvement repose sur l’existence d’indices suffisants » de faute grave.
L’absence de pièces probantes entraîne nécessairement l’annulation de la décision en tant qu’elle interdit l’exercice des fonctions de gouverneur national. La solution retenue protège l’équilibre institutionnel et garantit que les membres des organes de décision ne soient pas irrégulièrement écartés. Cette fermeté renforce la crédibilité du système monétaire européen en assurant la continuité de la participation des gouverneurs aux instances décisionnelles.