L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne en grande chambre le 10 décembre 2013 s’inscrit dans le cadre du contentieux relatif à la détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile. En l’espèce, une ressortissante somalienne était entrée irrégulièrement sur le territoire de l’Union européenne par la Grèce, avant de transiter par plusieurs États, dont la Hongrie, pour finalement déposer une demande d’asile en Autriche. Les autorités autrichiennes, estimant la Hongrie responsable en tant que premier pays de l’Union sur son itinéraire après un passage par des pays tiers, ont adressé à cet État une demande de prise en charge. La Hongrie a accepté cette responsabilité. En conséquence, les autorités autrichiennes ont rejeté la demande d’asile comme irrecevable et ordonné le transfert de l’intéressée vers la Hongrie. La requérante a contesté cette décision, arguant notamment que la Grèce, et non la Hongrie, aurait dû être désignée comme l’État responsable en application des critères du règlement (CE) n° 343/2003, dit règlement Dublin II. Saisie d’un renvoi préjudiciel par l’Asylgerichtshof autrichien, la Cour était ainsi amenée à clarifier l’étendue du contrôle juridictionnel qu’un demandeur d’asile peut exercer sur une décision de transfert. Plus précisément, la question se posait de savoir si le droit de recours ouvert au demandeur lui permet de contester la correcte application des critères de détermination de l’État responsable, alors même que l’État membre vers lequel son transfert est envisagé a formellement accepté sa prise en charge. La Cour de justice répond par la négative, en limitant strictement les moyens invocables par le demandeur d’asile. Elle juge que lorsque la prise en charge a été acceptée par un État membre, le demandeur ne peut mettre en cause le choix du critère de responsabilité retenu, sauf à démontrer l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil de cet État, susceptibles de l’exposer à un traitement inhumain ou dégradant.
La solution de la Cour repose sur une interprétation restrictive du droit de recours du demandeur d’asile, fondée sur la nature et les objectifs du système de Dublin (I). Cette approche a pour corollaire de ne laisser subsister qu’une voie de contestation exceptionnelle, liée à la protection des droits fondamentaux (II).
I. L’affirmation d’un contrôle juridictionnel restreint de la détermination de l’État responsable
La Cour de justice fonde sa décision sur une lecture finaliste du règlement Dublin II, privilégiant la logique interétatique du système (A) et fermant par conséquent la voie à une contestation par le demandeur de l’application des critères de responsabilité (B).
A. Une lecture fondée sur la nature interétatique du système de Dublin
La Cour rappelle que le système européen commun d’asile repose sur un principe fondamental de confiance mutuelle. Chaque État membre est présumé respecter les droits fondamentaux, notamment ceux garantis par la Convention de Genève et la Convention européenne des droits de l’homme. C’est en vertu de ce postulat que le législateur de l’Union a entendu, par le règlement Dublin II, « rationaliser le traitement des demandes d’asile », « accroître la sécurité juridique » et « éviter le ‘forum shopping’ ». L’objectif principal est d’assurer une détermination rapide de l’État compétent pour garantir un traitement diligent des demandes. Dans cette architecture, les critères de détermination de la responsabilité visent avant tout à organiser les relations entre les États membres et non à conférer aux individus un droit subjectif à voir leur demande examinée par un pays spécifique. La Cour souligne que plusieurs dispositions du règlement, telles que les clauses de souveraineté ou humanitaire, ainsi que les possibilités d’arrangements bilatéraux, attestent de cette dimension organisationnelle qui préserve les prérogatives des États. La procédure de détermination de l’État responsable est ainsi conçue comme un dialogue entre administrations nationales, dont l’issue, lorsqu’elle aboutit à l’acceptation d’une prise en charge, scelle en principe la question de la compétence.
B. La forclusion du contrôle de l’application des critères de responsabilité
Découlant de cette logique, la Cour juge que le demandeur d’asile ne peut utilement contester devant une juridiction le choix du critère de responsabilité retenu par les autorités. En l’espèce, la requérante soutenait que la Grèce, premier pays d’entrée, aurait dû être désignée responsable en lieu et place de la Hongrie. La Cour écarte une telle argumentation. Elle considère que, dès lors qu’un État membre a accepté la requête aux fins de prise en charge, l’objectif du règlement, qui est d’assurer qu’un État et un seul examine la demande, est atteint. Permettre au demandeur de contester ce résultat en invoquant une erreur dans l’application de la hiérarchie des critères prévus au chapitre III du règlement reviendrait à compromettre la célérité de la procédure et la sécurité juridique recherchées. Le recours prévu à l’article 19, paragraphe 2, du règlement ne saurait donc ouvrir droit à un contrôle de pleine légalité sur le respect des règles de répartition des compétences entre États membres. La Cour affirme ainsi que « le demandeur d’asile ne peut mettre en cause le choix de ce critère ». Cette position ferme considérablement le champ du recours, qui ne peut plus porter sur la discussion de savoir quel État aurait dû, en théorie, être responsable.
Cette limitation drastique du contrôle juridictionnel n’est toutefois pas absolue. La Cour préserve une soupape de sécurité, en confirmant une unique exception qui déplace le débat du terrain procédural vers celui des droits fondamentaux.
II. La consécration de la protection des droits fondamentaux comme unique voie de contestation
La Cour de justice, tout en limitant la portée du recours, le maintient ouvert sur le seul fondement d’une violation potentielle de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux (A), ce qui a des conséquences importantes sur la charge de la preuve et les droits effectifs des demandeurs d’asile (B).
A. L’exception tirée des défaillances systémiques de l’État responsable
La seule hypothèse dans laquelle un demandeur d’asile peut s’opposer à son transfert vers l’État membre qui a accepté de le prendre en charge est celle où il existe des « défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre ». En agissant ainsi, la Cour intègre pleinement dans le raisonnement la jurisprudence issue de son arrêt *N.S. e.a.* du 21 décembre 2011, lui-même inspiré par l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme *M.S.S. c. Belgique et Grèce*. Le contrôle ne porte plus sur la légalité de la désignation de l’État responsable, mais sur la légalité du transfert lui-même au regard des droits fondamentaux. Le demandeur doit alors fournir des « motifs sérieux et avérés de croire que ledit demandeur courra un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte ». L’objet du litige est donc fondamentalement modifié : il ne s’agit plus de débattre de la correcte application de l’article 10 du règlement Dublin II, mais de prouver que le système d’asile de l’État de destination présente des carences structurelles d’une gravité telle qu’elles justifient de faire échec au principe de confiance mutuelle.
B. La portée pratique d’une protection conditionnée
En pratique, cette solution renforce l’efficacité du système de Dublin et la rapidité des transferts. Elle évite que les procédures de détermination de l’État responsable ne s’enlisent dans des débats complexes sur l’itinéraire du demandeur ou l’interprétation des critères de responsabilité. Cependant, elle place une charge de la preuve très lourde sur les épaules du demandeur d’asile. Démontrer l’existence de « défaillances systémiques » est un exercice difficile qui exige des éléments de preuve objectifs, récents et fiables, tels que des rapports d’organisations internationales ou d’institutions de l’Union. La protection offerte, bien que fondamentale, devient donc plus théorique qu’aisément accessible pour un individu isolé. L’arrêt confirme que le système de Dublin est avant tout un mécanisme de répartition de la charge entre États membres, dans lequel les préférences ou l’intérêt individuel du demandeur d’asile à voir sa demande examinée par un État plutôt qu’un autre sont subsidiaires. La garantie essentielle réside non pas dans le choix de l’État examinateur, mais dans l’assurance que, quel que soit cet État, les droits fondamentaux du demandeur y seront respectés.