Cour de justice de l’Union européenne, le 10 décembre 2015, n°C-594/14

Par une décision portant sur l’articulation du droit des sociétés et du droit des procédures collectives, la Cour de justice de l’Union européenne précise le champ d’application du règlement sur l’insolvabilité et sa compatibilité avec la liberté d’établissement. En l’espèce, une société constituée selon le droit anglais et gallois, mais dont le centre des intérêts principaux se situait en Allemagne, a fait l’objet d’une procédure d’insolvabilité ouverte par une juridiction allemande. Le curateur désigné dans le cadre de cette procédure a engagé une action en responsabilité contre le dirigeant de la société devant un tribunal allemand. Cette action visait au remboursement de paiements effectués par le dirigeant après la date de survenance de l’insolvabilité, en application d’une disposition du droit allemand des sociétés à responsabilité limitée. La juridiction allemande saisie du litige a alors adressé à la Cour de justice de l’Union européenne deux questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer, d’une part, si une telle action en remboursement relevait bien du champ d’application du règlement (CE) n° 1346/2000, ce qui emporterait l’application de la loi de l’État d’ouverture, la *lex fori concursus*. D’autre part, il était demandé si l’application de cette loi nationale au dirigeant d’une société de droit étranger était compatible avec les articles 49 et 54 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne relatifs à la liberté d’établissement. La Cour de justice juge que de telles actions, fondées sur le droit de l’insolvabilité, entrent bien dans le champ d’application du règlement, et que l’entrave à la liberté d’établissement qui en résulte est justifiée.

La solution retenue par la Cour de justice consacre une interprétation extensive du règlement sur l’insolvabilité, soumettant l’action en responsabilité du dirigeant à la loi de l’État d’ouverture (I), tout en confirmant la primauté des objectifs de protection des créanciers sur la liberté d’établissement dans ce contexte précis (II).

I. L’extension du champ d’application du règlement sur l’insolvabilité à l’action en responsabilité du dirigeant

La Cour de justice affirme avec clarté que l’action litigieuse, bien que fondée sur une norme de droit des sociétés, se rattache directement à la procédure collective. Elle retient ainsi une conception large du règlement (A), ce qui la conduit à écarter l’application du droit général des sociétés qui aurait dû normalement régir le fonctionnement de la personne morale (B).

A. L’attraction de l’action en responsabilité par la procédure collective

La Cour considère que l’action intentée par le curateur relève du règlement européen, car elle vise à reconstituer l’actif de la société débitrice dans l’intérêt de la masse des créanciers. Le premier point du dispositif est à cet égard explicite : une action tendant « au remboursement de paiements effectués par ce dirigeant avant l’ouverture de la procédure d’insolvabilité, mais après la date à laquelle la survenance de l’insolvabilité de cette société a été fixée » dérive directement de la procédure d’insolvabilité et s’y insère étroitement. Ce faisant, la Cour ancre son raisonnement dans la finalité même de l’action en justice. Peu importe sa source textuelle formelle, son objectif matériel est déterminant. Il s’agit d’une action typique du droit de la faillite, qui n’aurait pas d’existence sans l’ouverture de la procédure collective et qui est spécifiquement conçue pour protéger l’égalité des créanciers. Cette analyse consacre donc l’application de la *lex fori concursus*, c’est-à-dire la loi de l’État sur le territoire duquel la procédure est ouverte, à une situation qui aurait pu, à première vue, relever d’une autre loi.

B. La distinction opérée avec le droit général des sociétés

En qualifiant l’action de pur droit de l’insolvabilité, la Cour opère une distinction nette avec les règles générales du droit des sociétés. En principe, la responsabilité des dirigeants d’une société est régie par la *lex societatis*, soit la loi de l’État de son siège statutaire, en l’occurrence le droit anglais. Cependant, la solution de la Cour écarte cette règle au profit de la loi du for de l’insolvabilité. Cette approche pragmatique empêche qu’un dirigeant ne puisse se prévaloir de la loi potentiellement plus favorable de l’État d’immatriculation de la société pour échapper à ses obligations dans le pays où il exerce réellement son activité et où l’insolvabilité produit ses effets. La Cour renforce par là l’efficacité des procédures d’insolvabilité transfrontalières en assurant au curateur que les outils juridiques de l’État d’ouverture lui seront applicables pour mener à bien sa mission. La solution limite ainsi les stratégies d’évasion normative et assure une meilleure protection des acteurs économiques locaux.

L’application de la loi allemande étant ainsi validée sur le terrain du conflit de lois, il restait à la Cour à s’assurer de sa conformité avec les libertés fondamentales du marché intérieur.

II. La compatibilité de la solution avec la liberté d’établissement

La Cour examine la potentielle restriction à la liberté d’établissement que constitue l’application de la loi allemande. Elle admet l’existence d’une telle restriction (A), mais la considère justifiée par des motifs d’intérêt général impérieux (B).

A. La reconnaissance d’une restriction à la liberté d’établissement

L’application au dirigeant d’une société de droit anglais d’une règle de responsabilité issue du droit allemand, potentiellement plus stricte que celle de son droit national, est susceptible de rendre moins attractif l’exercice de la liberté d’établissement. En effet, la possibilité de voir sa responsabilité engagée sur le fondement de la loi d’un autre État membre où se situe le centre d’activité de l’entreprise peut dissuader les opérateurs de créer des filiales ou des succursales. La Cour ne nie pas cette réalité. Elle reconnaît implicitement que l’application de normes plus contraignantes par l’État d’accueil constitue bien une entrave, car elle affecte les conditions dans lesquelles les sociétés exercent leurs activités et peuvent être gérées. Cette première étape de l’analyse, classique dans le raisonnement de la Cour en matière de libertés fondamentales, ouvre la voie à un contrôle de proportionnalité.

B. La justification de la restriction par des raisons impérieuses d’intérêt général

La Cour juge que la restriction identifiée est néanmoins justifiée. Le second point de l’arrêt énonce que « les articles 49 TFUE et 54 TFUE ne s’opposent pas à l’application d’une disposition nationale telle que l’article 64, paragraphe 2, première phrase, de la loi relative aux sociétés à responsabilité limitée ». Cette conclusion repose sur la reconnaissance de raisons impérieuses d’intérêt général, au premier rang desquelles figurent la protection des créanciers, la sécurité des transactions commerciales et la lutte contre les abus. L’application de la loi de l’État d’ouverture de la procédure vise précisément à garantir que les dirigeants ne vident pas la société de ses actifs au détriment des créanciers locaux. La mesure est également jugée proportionnée, car elle est apte à réaliser l’objectif poursuivi et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. En définitive, la Cour établit un équilibre : la liberté d’établissement ne saurait être utilisée pour faire échec aux mécanismes de protection mis en place par le droit de l’insolvabilité d’un État membre sur le territoire duquel une société, même étrangère, a choisi de concentrer son activité économique.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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