Par un arrêt en date du 10 juillet 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les modalités de calcul du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée pour les biens et services à usage mixte. La décision a été rendue dans le cadre d’un litige opposant une administration fiscale nationale à un établissement bancaire exerçant, entre autres, des activités de crédit-bail automobile. Cet établissement recourait à des biens et services utilisés à la fois pour ses opérations taxées, ouvrant droit à déduction, et pour ses opérations exonérées, n’ouvrant pas droit à déduction. Pour déterminer la part de la taxe déductible, il appliquait un prorata basé sur la totalité de son chiffre d’affaires, incluant l’intégralité des loyers perçus dans le cadre de ses contrats de crédit-bail. L’administration fiscale a contesté cette méthode, estimant qu’elle engendrait une distorsion significative dans le calcul de l’impôt. Elle a procédé à un redressement en appliquant une méthode qui, pour l’activité de crédit-bail, n’intégrait dans le calcul du prorata que la part des loyers correspondant aux intérêts, à l’exclusion de la fraction représentant l’amortissement du capital. Saisi du litige, le tribunal de première instance a annulé la décision de l’administration. Sur recours de cette dernière, la juridiction d’appel suprême a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si le droit de l’Union s’oppose à ce qu’un État membre impose à un assujetti une méthode de calcul du prorata de déduction qui exclut la part des loyers de crédit-bail correspondant au remboursement du capital, au motif que la méthode fondée sur le chiffre d’affaires global créerait une distorsion. La Cour a répondu par la négative, validant la possibilité pour un État membre d’imposer une méthode dérogatoire fondée sur l’affectation réelle des biens et services, à condition que celle-ci permette d’aboutir à un résultat plus précis. Cette solution, qui consacre la primauté d’une méthode de calcul précise sur la règle générale du chiffre d’affaires (I), en subordonne néanmoins l’application à une vérification factuelle par le juge national, ce qui en délimite la portée (II).
I. La consécration d’une méthode de calcul dérogatoire au nom d’une plus grande précision
L’arrêt commenté clarifie l’articulation entre la règle de calcul de principe du prorata de déduction, fondée sur le chiffre d’affaires, et les régimes dérogatoires prévus par la sixième directive. En l’espèce, la Cour écarte une application mécanique de la méthode du chiffre d’affaires (A) au profit d’une approche fondée sur l’affectation réelle, jugée plus apte à garantir la neutralité de la taxe (B).
A. Le rejet de l’application mécanique du prorata fondé sur le chiffre d’affaires
La sixième directive établit comme méthode de principe pour calculer le droit à déduction afférent aux biens et services à usage mixte un prorata résultant d’une fraction basée sur le chiffre d’affaires. Cette règle, définie aux articles 17, paragraphe 5, premier alinéa, et 19 de la directive, offre l’avantage de la simplicité et de la prévisibilité pour les assujettis. Cependant, son application peut dans certaines situations conduire à des résultats qui ne reflètent pas fidèlement la réalité économique de l’utilisation des dépenses engagées. Le litige au principal en fournit une illustration manifeste, l’inclusion de la valeur d’amortissement des véhicules dans l’assiette de calcul du prorata ayant pour effet de majorer artificiellement la part des opérations ouvrant droit à déduction.
La Cour rappelle que les dérogations prévues à l’article 17, paragraphe 5, troisième alinéa, de la directive visent précisément à « parvenir à des résultats plus précis dans la détermination de l’étendue du droit à déduction ». En présence d’une « distorsion importante dans l’imposition », l’application rigide de la méthode du chiffre d’affaires irait à l’encontre de l’objectif de neutralité fiscale qui sous-tend le système commun de TVA. Ainsi, la Cour refuse de considérer la méthode du chiffre d’affaires comme un mécanisme intangible, ouvrant la voie à l’application d’une clé de répartition alternative lorsque celle-ci s’avère nécessaire pour corriger un résultat manifestement inexact.
B. La validation du critère de l’affectation réelle des biens et services
En contrepoint du rejet de la méthode générale, la Cour légitime le recours à la dérogation prévue à l’article 17, paragraphe 5, troisième alinéa, sous c), de la sixième directive. Cette disposition autorise les États membres à obliger un assujetti à opérer la déduction « suivant l’affectation de tout ou partie des biens et services ». Le choix d’une telle méthode doit être guidé par la finalité du régime des déductions, qui est de soulager entièrement l’entrepreneur du poids de la TVA supportée pour ses activités économiques taxées. Pour ce faire, les modalités de calcul doivent « reflète[r] objectivement la part réelle des dépenses occasionnées par l’acquisition de biens et de services à usage mixte qui peut être imputée à des opérations ouvrant droit à déduction ».
Dans le cas d’une activité de crédit-bail, la Cour observe que l’utilisation des biens et services à usage mixte, tels que les locaux ou les services administratifs, est le plus souvent « avant tout occasionnée par le financement et la gestion des contrats passés par le crédit-bailleur avec ses clients et non par la mise à disposition des véhicules ». Dès lors, une méthode qui isole la rémunération de cette activité de financement, à savoir les intérêts, garantit une « détermination du prorata de déduction de la TVA payée en amont plus précise que celle résultant de l’application de la méthode fondée sur le chiffre d’affaires ». En validant cette approche, la Cour consacre une interprétation téléologique de la directive, où la recherche d’un résultat économiquement juste prime sur l’application d’une formule de calcul standard.
II. La portée d’une solution subordonnée à l’appréciation des faits
Si l’arrêt affirme clairement la prévalence d’une méthode de calcul précise, sa portée pratique est nuancée par le rôle central dévolu au juge national. La solution retenue par la Cour n’est pas d’application automatique, mais dépend d’une analyse factuelle laissée à la juridiction de renvoi (A), ce qui conduit à un équilibre délicat entre la précision du calcul et la sécurité juridique pour les assujettis (B).
A. Le renvoi au juge national pour la vérification des conditions d’application
La Cour de justice fournit une interprétation du droit de l’Union mais se garde de trancher définitivement le litige au fond. Elle conclut sa décision en précisant qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si, en l’espèce, l’utilisation des biens et services à usage mixte est bien principalement liée au financement et à la gestion des contrats. Cette démarche est constante dans le mécanisme de la question préjudicielle, où la Cour énonce le droit et laisse au juge national le soin de l’appliquer aux faits de la cause.
Cette répartition des rôles a pour conséquence que la méthode de calcul dérogatoire ne peut être imposée par une administration fiscale de manière discrétionnaire. Son bien-fondé repose sur une prémisse factuelle qui doit pouvoir être démontrée et, le cas échéant, contrôlée par un juge. L’assujetti conserve ainsi la possibilité de contester le caractère « plus précis » de la méthode alternative proposée ou de prouver que, dans son modèle d’affaires spécifique, la méthode du chiffre d’affaires ne produit pas de distorsion significative. La solution n’instaure donc pas un principe absolu mais une faculté conditionnée à une analyse in concreto.
B. La recherche d’un équilibre entre précision du calcul et sécurité juridique
La décision illustre une tension inhérente au droit fiscal entre la recherche de l’exactitude et la nécessité de garantir la sécurité juridique. D’un côté, en permettant de déroger à une règle forfaitaire au profit d’une clé de répartition plus fidèle à la réalité, la Cour renforce le principe de neutralité de la TVA et prévient les effets d’aubaine ou les charges indues. L’objectif est d’assurer que la déduction corresponde à la part réelle des dépenses engagées pour les opérations taxées.
D’un autre côté, cette flexibilité introduit un élément d’incertitude pour les opérateurs économiques. La notion de « distorsion importante » n’est pas définie par la directive et son appréciation peut varier. De même, la détermination d’une méthode alternative « plus précise » peut donner lieu à des débats complexes entre l’assujetti et l’administration. L’arrêt invite ainsi les entreprises exerçant des activités mixtes à une vigilance accrue et à une documentation rigoureuse de leur clé de répartition, au-delà de la simple application de la formule du chiffre d’affaires, afin de pouvoir justifier la pertinence de la méthode retenue.