Cour de justice de l’Union européenne, le 10 juillet 2014, n°C-295/12

Par un arrêt du 10 juillet 2014, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en tant que juridiction de pourvoi, a clarifié les conditions d’incrimination et de sanction des pratiques de ciseau tarifaire au regard du droit des abus de position dominante. Cette décision est intervenue dans le cadre d’un litige opposant un opérateur de télécommunications historique à la Commission européenne au sujet d’une amende infligée pour infraction à l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

En l’espèce, une entreprise de télécommunications s’était vu reprocher par une entreprise concurrente de pratiquer des tarifs constitutifs d’un effet de ciseau sur le marché de l’accès à haut débit. La plaignante soutenait que la marge entre les prix de gros facturés aux concurrents pour l’accès à son réseau et les prix de détail proposés aux clients finaux était insuffisante pour permettre une concurrence viable. Saisie de cette plainte, la Commission européenne a conclu, dans une décision du 4 juillet 2007, que l’opérateur historique avait abusé de sa position dominante sur les marchés de gros et de détail de l’accès à internet à haut débit en Espagne entre septembre 2001 et décembre 2006. En conséquence, l’autorité de concurrence lui a infligé une amende s’élevant à plus de cent cinquante millions d’euros. L’entreprise sanctionnée a alors formé un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne. Par un arrêt du 28 mars 2012, le Tribunal a rejeté l’intégralité du recours. Les sociétés requérantes ont donc saisi la Cour de justice d’un pourvoi visant à l’annulation de l’arrêt du Tribunal.

Le pourvoi soulevait plusieurs questions de droit relatives, d’une part, à la qualification juridique de la pratique de ciseau tarifaire et, d’autre part, à l’étendue du contrôle juridictionnel opéré par le Tribunal et aux principes régissant la détermination de l’amende. Il s’agissait principalement de déterminer si les critères applicables au refus de fourniture, notamment le caractère indispensable de l’intrant, devaient être transposés à une pratique de compression des marges. Se posait également la question de l’intensité du contrôle que le juge de l’Union doit exercer sur les appréciations économiques complexes de la Commission et celle de la prévisibilité de l’infraction et de sa sanction.

La Cour de justice rejette le pourvoi dans son intégralité. Elle juge que la pratique de ciseau tarifaire constitue une forme d’abus autonome, distincte du refus de fourniture, et n’est donc pas soumise aux mêmes conditions d’application. Elle valide également la méthodologie suivie par la Commission pour établir l’abus et confirme que le Tribunal a exercé un contrôle juridictionnel d’une intensité suffisante, conforme aux exigences du droit de l’Union.

Cette décision permet ainsi de consolider la jurisprudence relative à l’abus par compression de marges, en précisant sa nature et les conditions de sa preuve (I). Elle offre également des éclaircissements importants sur les garanties procédurales en matière de concurrence, notamment quant à l’office du juge et aux principes encadrant le pouvoir de sanction de la Commission (II).

I. La consolidation du régime juridique de la pratique de ciseau tarifaire

La Cour de justice confirme la qualification de la compression des marges comme un abus autonome, dont la preuve ne requiert pas de satisfaire aux critères stricts du refus d’accès (A). Elle valide par ailleurs l’approche méthodologique retenue pour démontrer l’existence d’un effet d’éviction potentiel sur le marché (B).

A. La confirmation du caractère autonome de l’abus

Les sociétés requérantes soutenaient que le Tribunal avait commis une erreur de droit en n’appliquant pas les critères dégagés dans une jurisprudence antérieure célèbre relative à un refus de fourniture. Selon cette jurisprudence, l’obligation pour une entreprise dominante de contracter avec un concurrent ne peut être imposée que si l’accès à l’intrant est indispensable pour concurrencer l’entreprise dominante. Les requérantes estimaient que, faute d’avoir établi le caractère indispensable des produits de gros, le comportement reproché ne pouvait être qualifié d’abusif.

La Cour de justice écarte cette argumentation en réaffirmant le caractère distinct de la pratique de ciseau tarifaire. Elle rappelle que le comportement reproché « qui consiste en un ciseau tarifaire, constitue une forme autonome d’abus différent du refus de fourniture, de sorte que les critères établis dans l’arrêt Bronner (EU:C:1998:569) n’étaient pas applicables en l’espèce ». Contrairement à un refus pur et simple de contracter, une pratique de compression des marges ne vise pas à interdire l’accès au marché, mais à le rendre non rentable pour les concurrents en raison de conditions tarifaires inéquitables. L’abus réside donc dans la structure des prix imposée par l’opérateur dominant, et non dans un refus d’accorder l’accès à une ressource.

Cette clarification confirme que l’article 102 du Traité peut sanctionner différentes stratégies d’éviction sans qu’il soit nécessaire d’uniformiser leurs conditions d’application. La Cour préserve ainsi la portée utile de l’interdiction des abus en l’adaptant à la diversité des comportements anticoncurrentiels. L’analyse se concentre sur les effets de la pratique tarifaire plutôt que sur la nature de l’infrastructure sous-jacente, ce qui renforce l’effectivité du droit de la concurrence face à des stratégies de prix complexes.

B. La validation de la méthode d’appréciation de l’effet d’éviction

Les requérantes contestaient également la méthode employée par la Commission et validée par le Tribunal pour établir l’existence du ciseau tarifaire. Elles reprochaient notamment aux institutions de ne pas avoir tenu compte de la possibilité pour les concurrents d’utiliser une combinaison de différents produits de gros, ce qui aurait pu réduire leurs coûts.

La Cour rejette ce grief en considérant qu’il vise à remettre en cause des appréciations factuelles du Tribunal, ce qui excède sa compétence en matière de pourvoi. Sur le fond, elle valide implicitement le test du concurrent aussi efficace (« as-efficient-competitor test »). Ce test consiste à vérifier si la politique tarifaire de l’entreprise dominante permettrait à un concurrent hypothétique, ayant une structure de coûts aussi efficace que la sienne, d’opérer de manière rentable. En l’espèce, l’analyse a montré que tel n’était pas le cas.

En outre, la Cour rappelle une règle de preuve fondamentale en la matière. Pour qu’un tel abus soit constitué, il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’effets concrets d’éviction sur le marché. Comme l’a jugé le Tribunal, « la démonstration d’un effet anticoncurrentiel potentiel de nature à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise en position dominante étant suffisante ». Cette approche permet de sanctionner la pratique en raison de sa seule capacité à nuire à la structure concurrentielle du marché, sans devoir attendre que les concurrents soient effectivement éliminés.

II. La portée du contrôle juridictionnel et du pouvoir de sanction

Au-delà des aspects substantiels, l’arrêt apporte des précisions essentielles sur l’étendue du contrôle exercé par les juridictions de l’Union sur les décisions de la Commission (A). Il confirme par ailleurs la marge d’appréciation dont dispose cette dernière dans la fixation du montant des amendes pour infraction au droit de la concurrence (B).

A. L’étendue du contrôle de pleine juridiction

Un argument central du pourvoi était que le Tribunal aurait manqué à son obligation d’exercer un contrôle de pleine juridiction, se limitant à un simple contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation de la Commission, notamment sur les questions économiques complexes.

La Cour de justice saisit cette occasion pour rappeler avec force les exigences du principe de protection juridictionnelle effective, consacré par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. Elle souligne que le contrôle de légalité prévu à l’article 263 du Traité, complété par la compétence de pleine juridiction sur les sanctions, est conforme à ces exigences. Dans ce cadre, le juge de l’Union ne doit pas se contenter d’un examen superficiel. En effet, il « doit, notamment, non seulement vérifier l’exactitude matérielle des éléments de preuve invoqués, leur fiabilité et leur cohérence, mais également contrôler si ces éléments constituent l’ensemble des données pertinentes devant être prises en considération pour apprécier une situation complexe et s’ils sont de nature à étayer les conclusions qui en sont tirées ».

En l’espèce, la Cour estime que le Tribunal a bien procédé à un tel contrôle approfondi, en droit et en fait, et ne s’est pas appuyé sur la marge d’appréciation de la Commission pour renoncer à son examen. Cet arrêt réaffirme donc avec vigueur que, même face à des analyses économiques et techniques, le juge de l’Union demeure le gardien de la légalité et doit se livrer à un examen complet des arguments des parties.

B. La confirmation de la marge d’appréciation pour la fixation des amendes

Les sociétés requérantes avançaient plusieurs arguments pour contester le montant de l’amende, invoquant notamment une violation des principes de proportionnalité et d’égalité de traitement. Elles soulignaient que des infractions similaires, dans des décisions antérieures, avaient été sanctionnées par des amendes beaucoup plus faibles.

La Cour écarte cet argument en rappelant une jurisprudence constante : « la pratique décisionnelle antérieure de la Commission ne sert pas de cadre juridique aux amendes en matière de concurrence ». Le fait que la Commission ait été plus clémente par le passé ne l’empêche pas de relever le niveau des sanctions si elle l’estime nécessaire pour assurer l’effet dissuasif de sa politique. Chaque affaire doit être appréciée au regard de ses circonstances propres, notamment la gravité et la durée de l’infraction.

De même, la Cour rejette l’argument tiré d’un prétendu manque de prévisibilité de l’infraction, qui aurait violé le principe de légalité des peines. Elle juge que le caractère abusif d’une pratique de compression des marges était « raisonnablement prévisible au moment où l’infraction a été commise », compte tenu de décisions antérieures et des effets négatifs évidents d’un tel comportement sur la concurrence. Par cette position, la Cour accorde à la Commission une latitude considérable dans l’exercice de son pouvoir de sanction, tout en veillant au respect des droits fondamentaux des entreprises.

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Hassan KOHEN
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