Par un arrêt en date du 10 juin 2021, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’articulation entre le droit national de la prescription et la protection des consommateurs contre les clauses abusives, dans le contexte spécifique des contrats de prêt libellés en devise étrangère. Cette décision, rendue sur renvoi préjudiciel, offre des clarifications essentielles quant à l’interprétation de la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993.
En l’espèce, un consommateur avait vraisemblablement souscrit un contrat de prêt libellé dans une monnaie étrangère, mais remboursable dans la monnaie nationale. Suite à une fluctuation défavorable du taux de change, le coût total du remboursement s’est trouvé considérablement alourdi. Le consommateur a alors engagé une action en justice pour contester le caractère abusif des clauses faisant peser sur lui l’intégralité du risque de change. Le professionnel a probablement opposé un délai de prescription à l’action du consommateur. La juridiction nationale saisie, confrontée à une incertitude quant à la compatibilité de ses règles de droit interne avec la directive, a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne.
Il était ainsi demandé à la Cour de clarifier si le droit de l’Union s’oppose à une législation nationale qui soumet à un délai de prescription l’action visant à faire constater le caractère abusif d’une clause, ainsi que l’action en restitution des sommes versées sur son fondement. En outre, la Cour était interrogée sur les conditions de transparence et d’équilibre des clauses qui transfèrent le risque de change à l’emprunteur, et sur la répartition de la charge de la preuve de leur caractère clair et compréhensible.
La Cour de justice répond que la directive 93/13, lue à la lumière du principe d’effectivité, s’oppose à une réglementation nationale qui soumet à prescription l’action en constatation du caractère abusif d’une clause. Elle s’y oppose également lorsque le délai de prescription de l’action en restitution commence à courir à une date où le consommateur pouvait ignorer ses droits. La Cour précise par ailleurs les exigences de transparence applicables aux clauses de risque de change, renverse la charge de la preuve au profit du consommateur et ouvre la voie à la reconnaissance d’un déséquilibre significatif lorsque le risque transféré est disproportionné.
La solution retenue par la Cour renforce considérablement la protection du consommateur emprunteur, d’une part en neutralisant les obstacles procéduraux liés à la prescription (I), et d’autre part en affinant les critères du contrôle substantiel des clauses de risque de change (II).
I. La sanctuarisation des droits procéduraux du consommateur face aux délais de prescription
La Cour de justice, au nom du principe d’effectivité, assure une protection temporelle robuste des droits que le consommateur tire de la directive 93/13. Elle le fait en consacrant l’imprescriptibilité de l’action visant à faire déclarer une clause abusive (A), et en encadrant strictement le point de départ du délai de prescription pour l’action en restitution des sommes indûment versées (B).
A. L’imprescriptibilité de l’action en constatation du caractère abusif
La Cour affirme de manière inédite et particulièrement forte que le droit de l’Union s’oppose à une réglementation nationale qui enfermerait dans un délai de prescription la possibilité pour un consommateur de demander au juge la constatation du caractère abusif d’une clause. Elle juge en effet que les articles 6 et 7 de la directive « s’opposent à une réglementation nationale soumettant l’introduction d’une demande par un consommateur aux fins de la constatation du caractère abusif d’une clause figurant dans un contrat conclu entre un professionnel et ce consommateur à un délai de prescription ».
Le sens de cette solution est clair : le caractère abusif d’une clause est une nullité d’ordre public de protection qui ne saurait être purgée par le simple écoulement du temps. Permettre à un professionnel de se prévaloir d’un délai de prescription pour échapper à la censure d’une clause illicite priverait de son effet utile le système de protection mis en place par la directive. La valeur de cette position est considérable, car elle garantit au consommateur un droit perpétuel à faire constater en justice la nature abusive d’une stipulation contractuelle, condition préalable à la neutralisation de ses effets. La portée de cette règle est générale et s’applique à tous les types de clauses abusives, bien au-delà du seul cas des prêts en devises.
B. Le point de départ glissant du délai de prescription pour l’action en restitution
Si l’action en constatation est imprescriptible, l’action en restitution des avantages indûment perçus par le professionnel peut, quant à elle, être soumise à un délai de prescription. Toutefois, la Cour encadre cette possibilité de manière à préserver les droits du consommateur. Elle juge que la directive s’oppose à un délai de prescription de cinq ans « dès lors que ce délai commence à courir à la date de l’acceptation de l’offre de prêt de telle sorte que le consommateur a pu, à ce moment-là, ignorer l’ensemble de ses droits découlant de cette directive ».
Le sens de cette décision est de subordonner la validité du point de départ du délai de prescription à la connaissance effective ou raisonnablement présumée par le consommateur de ses droits. En liant le point de départ non pas à la conclusion du contrat mais au moment où le consommateur a connaissance du caractère abusif de la clause, la Cour instaure un point de départ glissant. La valeur de cette approche réside dans son pragmatisme et son souci de protection de la partie faible, qui ne peut être pénalisée pour son ignorance légitime du droit. La portée de cette jurisprudence est majeure pour tous les contentieux en restitution fondés sur des clauses abusives, en particulier lorsque le préjudice ne se révèle que tardivement, comme c’est le cas avec le risque de change.
II. Le contrôle substantiel renforcé des clauses de risque de change
Au-delà des aspects procéduraux, la Cour de justice précise les contours du contrôle de fond des clauses stipulant un risque de change. Elle le fait en définissant une conception exigeante de la transparence (A), puis en fournissant aux juges nationaux des outils pour apprécier le déséquilibre significatif que de telles clauses peuvent engendrer (B).
A. L’exigence d’une transparence effective et la charge de sa preuve
La Cour rappelle que les clauses relatives au risque de change, bien que relevant potentiellement de l’objet principal du contrat au sens de l’article 4, paragraphe 2, de la directive, doivent impérativement être claires et compréhensibles. Elle précise que cette exigence est satisfaite lorsque le professionnel fournit des informations permettant au consommateur « de comprendre le fonctionnement concret du mécanisme financier en cause et d’évaluer ainsi le risque des conséquences économiques négatives, potentiellement significatives, de telles clauses sur ses obligations financières pendant toute la durée de ce même contrat ». L’information doit donc être non seulement formellement exacte, mais surtout permettre une prise de conscience concrète et prospective du risque.
Surtout, la Cour ajoute une précision procédurale déterminante en jugeant que la directive « s’oppose à ce que la charge de la preuve du caractère clair et compréhensible d’une clause contractuelle […] incombe au consommateur ». C’est donc au professionnel de démontrer qu’il a rempli son obligation de transparence. Cette inversion de la charge de la preuve a une valeur protectrice fondamentale. Elle contraint le prêteur à préconstituer la preuve d’une information complète et loyale, et soulage le consommateur d’un fardeau probatoire souvent impossible à rapporter.
B. L’appréciation du déséquilibre significatif au détriment du consommateur
Enfin, la Cour se prononce sur l’appréciation du caractère abusif au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive. Elle estime que des clauses qui font porter le risque de change sur l’emprunteur, sans le plafonner, sont susceptibles de créer un déséquilibre significatif. Le critère d’appréciation qu’elle propose est celui de l’attente raisonnable du professionnel. Le déséquilibre est caractérisé « dès lors que le professionnel ne pouvait raisonnablement s’attendre, en respectant l’exigence de transparence à l’égard du consommateur, à ce que ce dernier accepte, à la suite d’une négociation individuelle, un risque disproportionné de change qui résulte de telles clauses ».
Le sens de ce critère est d’introduire une forme de test de négociation hypothétique. Un consommateur normalement avisé et pleinement informé accepterait-il de supporter un risque de perte potentiellement illimité, tandis que le gain du professionnel est, lui, plafonné ? La réponse négative à cette question tend à démontrer le caractère déséquilibré de la clause. La portée de cette analyse est considérable : elle permet de juger abusive une clause, même transparente, si elle fait peser sur le consommateur un risque que la logique économique et l’équité contractuelle auraient dû faire partager, ou a minima plafonner. Cela ouvre la voie à une censure plus systématique des montages contractuels transférant unilatéralement et sans limite un risque financier majeur sur la partie la plus faible au contrat.