Cour de justice de l’Union européenne, le 10 mars 2022, n°C-60/21

Par un arrêt en date du 10 mars 2022, la sixième chambre de la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la compatibilité d’une législation fiscale nationale avec le principe de libre circulation des travailleurs.

En l’espèce, un État membre refusait à des contribuables non-résidents la possibilité de déduire de leur revenu imposable les rentes alimentaires qu’ils versent. Cette restriction s’appliquait aux personnes qui, bien que percevant dans cet État la majorité de leurs revenus, n’atteignaient pas un seuil de 75 % de leurs revenus professionnels sur ce territoire. La difficulté procédurale naissait du fait que ces mêmes contribuables ne pouvaient obtenir cette déduction dans leur État de résidence, en raison d’un niveau de revenu insuffisant dans ce dernier. Saisie d’un recours en manquement, la Cour devait déterminer si une telle situation constituait une entrave à la libre circulation des personnes. La question de droit qui se posait était de savoir si un État membre viole les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne en refusant le bénéfice d’une déduction fiscale pour charges personnelles à un travailleur non-résident, lorsque ce dernier ne peut en bénéficier ni dans l’État d’emploi ni dans son État de résidence.

À cette question, la Cour répond par l’affirmative. Elle juge qu’« en refusant la déduction des rentes alimentaires ou des capitaux tenant lieu de telles rentes et des rentes complémentaires du revenu imposable aux débirentiers non‑résidents », l’État membre concerné a effectivement manqué à ses obligations. La solution met en lumière la nécessité de garantir l’égalité de traitement fiscal entre travailleurs nationaux et non-nationaux, en tenant compte de la situation personnelle et familiale du contribuable.

Cette décision conduit à examiner la sanction d’une discrimination fiscale indirecte (I), avant d’analyser la portée de la solution au regard des droits reconnus aux travailleurs non-résidents (II).

I. La sanction d’une entrave fiscale à la libre circulation

La Cour de justice, par cette décision, censure la pratique d’un État membre qui crée une inégalité de traitement fiscal au détriment des travailleurs non-résidents. Elle identifie d’abord une mesure nationale restrictive (A), pour ensuite la qualifier d’obstacle non justifié à la libre circulation (B).

A. La constatation d’une mesure fiscale restrictive

La législation en cause subordonnait l’octroi d’un avantage fiscal, à savoir la déduction des rentes alimentaires, à la perception par le non-résident d’au moins 75 % de ses revenus professionnels dans l’État d’imposition. La fiscalité directe relevant de la compétence des États membres, ceux-ci sont libres d’aménager leur système d’imposition. Toutefois, ils doivent exercer cette compétence dans le respect du droit de l’Union. En principe, les déductions fiscales liées à la situation personnelle et familiale du contribuable relèvent de la compétence de l’État de résidence, car c’est lui qui dispose de toutes les informations sur la capacité contributive globale de l’intéressé.

Cependant, la situation est différente pour un non-résident qui perçoit la majeure partie de ses revenus dans l’État d’emploi. Dans ce cas, l’État de résidence n’est pas en mesure de lui accorder les avantages tenant à sa situation personnelle et familiale, faute de base imposable suffisante. Le refus de l’État d’emploi d’accorder de tels avantages aboutit alors à une situation où le non-résident ne bénéficie de la prise en compte de sa situation personnelle et familiale dans aucun des deux États. C’est précisément ce désavantage que la Cour met en évidence, considérant que le traitement fiscal réservé aux non-résidents est moins favorable que celui accordé aux résidents.

B. La caractérisation d’un obstacle à la libre circulation des travailleurs

La Cour rappelle que l’article 45 du traité s’oppose à toute mesure qui, bien qu’applicable sans discrimination de nationalité, est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice par les ressortissants de l’Union des libertés fondamentales garanties par le traité. Une réglementation fiscale nationale qui pénalise certains travailleurs non-résidents constitue une telle entrave. Le fait qu’un travailleur migrant se voie refuser une déduction fiscale qu’il aurait obtenue s’il résidait dans l’État d’emploi est de nature à le dissuader de quitter son pays d’origine pour exercer un emploi dans un autre État membre.

Dans l’arrêt commenté, la discrimination est caractérisée par le fait que les résidents se trouvant dans une situation comparable bénéficient de la déduction, alors que les non-résidents en sont privés. La Cour considère que la situation d’un résident et d’un non-résident ne sont pas objectivement différentes au point de justifier une telle différence de traitement lorsque le non-résident ne peut obtenir l’avantage fiscal dans son État de résidence. Le refus de la déduction par l’État d’emploi aboutit donc à une rupture d’égalité. En jugeant ainsi, la Cour ne se contente pas de sanctionner une pratique fiscale, elle précise le contenu des garanties accordées aux travailleurs mobiles au sein de l’Union.

II. L’aménagement des critères de l’égalité de traitement fiscal

Cette décision s’inscrit dans le prolongement d’une jurisprudence bien établie, tout en affinant les conditions de son application. Elle consacre une approche pragmatique de la situation du non-résident (A), ce qui renforce la protection des travailleurs frontaliers (B).

A. L’approche fonctionnelle de la comparabilité des situations

La Cour consolide sa jurisprudence initiée avec l’arrêt *Schumacker* du 14 février 1995, selon laquelle un non-résident qui perçoit la quasi-totalité de ses revenus dans l’État d’emploi se trouve dans une situation comparable à celle d’un résident de cet État. Par conséquent, il doit se voir accorder les mêmes avantages fiscaux. La présente décision va plus loin en précisant que même lorsque le seuil de 75 % n’est pas atteint, une discrimination peut exister. L’élément déterminant n’est pas tant le pourcentage exact des revenus perçus dans l’État d’emploi, mais l’impossibilité concrète pour le contribuable d’obtenir la prise en compte de sa situation personnelle dans son État de résidence.

La Cour adopte ainsi une analyse fonctionnelle. Elle impose à l’État d’emploi de vérifier si le travailleur non-résident est en mesure, ou non, de faire valoir son droit à déduction dans son État de résidence. Si cette possibilité n’existe pas en raison d’une assiette taxable trop faible, l’État d’emploi, où se concentre la capacité contributive du travailleur, retrouve l’obligation de lui accorder les avantages fiscaux en question. La valeur de cet arrêt réside dans le dépassement d’un critère purement quantitatif au profit d’une analyse qualitative de la situation du contribuable.

B. La portée de la solution pour la protection des travailleurs

La portée de cet arrêt est significative pour les travailleurs transfrontaliers et mobiles. Elle renforce leur sécurité juridique en matière fiscale en limitant le risque d’une double absence de prise en compte de leurs charges personnelles. La solution contraint les administrations fiscales nationales à ne pas s’en tenir à une application mécanique de leurs règles internes, mais à examiner la situation globale du contribuable. Elle promeut une coopération implicite entre les systèmes fiscaux des États membres pour éviter qu’un travailleur ne soit pénalisé du simple fait d’avoir exercé son droit à la libre circulation.

Cet arrêt ne constitue pas un revirement de jurisprudence, mais un approfondissement de celle-ci, qui témoigne de la volonté de la Cour de garantir l’effectivité des libertés de circulation. En se concentrant sur le résultat final pour le contribuable, la Cour rappelle que l’objectif d’intégration du marché intérieur doit prévaloir sur les rigidités des systèmes fiscaux nationaux. La décision, bien que rendue dans un cas d’espèce, formule un principe de portée générale applicable à des situations similaires, assurant une protection accrue aux citoyens européens exerçant une activité professionnelle dans un autre État membre.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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