Cour de justice de l’Union européenne, le 10 novembre 2005, n°C-29/04

Par un arrêt en manquement, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur les conditions d’application de l’exception dite de « quasi-régie » ou « in-house » en matière de marchés publics de services. La décision examinée précise les limites dans lesquelles une autorité publique peut attribuer directement un contrat à une entité qu’elle contrôle, particulièrement lorsque des intérêts privés sont impliqués.

En l’espèce, une municipalité avait créé une société pour la gestion des déchets, dont elle détenait initialement l’intégralité du capital. Elle a ensuite attribué à cette société, sans procédure de mise en concurrence, un contrat exclusif pour l’élimination des déchets sur son territoire. Peu de temps après cette attribution, la municipalité a cédé une part minoritaire mais significative, à hauteur de 49 %, du capital de ladite société à une entreprise privée. La Commission européenne, estimant que cette opération constituait une violation des règles de publicité et de concurrence prévues par la directive 92/50/CEE, a engagé une procédure en manquement à l’encontre de l’État membre concerné. Devant la Cour, l’État membre a contesté la recevabilité du recours, arguant que la création de la société, l’attribution du contrat et la cession de parts étaient des opérations distinctes. Sur le fond, il soutenait qu’au moment de la conclusion du contrat, l’opération relevait de l’exception de quasi-régie, la municipalité détenant alors 100 % du capital.

Le problème de droit soumis à la Cour consistait à déterminer si l’attribution d’un marché public à une société entièrement détenue par un pouvoir adjudicateur, mais dans le cadre d’une opération prévoyant l’entrée quasi-simultanée d’un actionnaire privé dans son capital, pouvait bénéficier de l’exception de quasi-régie et ainsi échapper aux obligations de mise en concurrence.

La Cour de justice écarte l’exception d’irrecevabilité et condamne l’État membre. Elle juge que l’ensemble de l’opération doit être considéré dans sa globalité et que la participation d’une entreprise privée dans le capital de l’attributaire, même minoritaire, exclut l’application de l’exception de quasi-régie. La Cour conclut que « le contrat relatif à l’élimination des déchets […] ayant été conclu sans qu’aient été respectées les règles de procédure et de publicité prévues par les dispositions combinées des articles 8, 11, paragraphe 1, et 15, paragraphe 2, de la directive 92/50/CEE […], la République d’Autriche a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de cette directive ».

Cette décision conduit à examiner la stricte interprétation des conditions de l’exception de quasi-régie (I), dont l’application est subordonnée à l’absence de toute participation privée, consacrant ainsi une approche finaliste du droit des marchés publics (II).

***

I. L’interprétation stricte des conditions de l’exception de quasi-régie

La Cour réaffirme sa jurisprudence antérieure relative à la notion de contrôle analogue (A) tout en précisant que la présence d’un intérêt privé dans l’entité contrôlée fait nécessairement obstacle à la qualification d’opération interne (B).

A. La condition maintenue d’un contrôle analogue

La solution de la Cour s’inscrit dans la continuité de sa jurisprudence, notamment l’arrêt du 18 novembre 1999, qui a posé les deux conditions cumulatives de l’exception de quasi-régie. Pour qu’un pouvoir adjudicateur soit dispensé d’une procédure de mise en concurrence, il doit exercer sur l’entité attributaire « un contrôle analogue à celui qu’il exerce sur ses propres services » et cette entité doit réaliser l’essentiel de son activité avec le ou les pouvoirs adjudicateurs qui la détiennent. Le présent arrêt se concentre sur la première condition, celle du contrôle.

Ce contrôle doit permettre au pouvoir adjudicateur d’exercer une influence déterminante tant sur les objectifs stratégiques que sur les décisions importantes de l’entité concernée. Il ne s’agit pas d’un simple contrôle de surveillance, mais d’une capacité de direction effective qui assimile l’entité à un service interne de l’autorité publique. La Commission soutenait à juste titre que la logique de cette jurisprudence, bien qu’établie en matière de marchés de fournitures, est transposable à l’ensemble des directives relatives aux marchés publics. La Cour confirme implicitement cette analyse en appliquant le même raisonnement au domaine des services, unifiant ainsi le régime de l’exception de quasi-régie.

B. L’incompatibilité de principe entre participation privée et contrôle analogue

L’apport principal de l’arrêt réside dans la clarification du fait que la participation, même minoritaire, d’une entreprise privée au capital de l’entité attributaire est incompatible avec la notion de contrôle analogue. La Commission avançait qu’« une participation minoritaire d’une entreprise privée suffirait ainsi à exclure l’existence d’une opération interne ». La Cour valide cette position en considérant que la présence d’un actionnaire privé, par définition, introduit des intérêts distincts de ceux de l’autorité publique.

En l’espèce, la participation privée n’était pas seulement symbolique. Elle conférait à l’entreprise des droits de veto et le pouvoir de nommer l’un des deux gérants, ce qui démontrait concrètement que la municipalité ne pouvait plus exercer un contrôle exclusif sur la société. L’objectif de profit de l’actionnaire privé est structurellement différent de la mission d’intérêt général poursuivie par l’autorité publique, ce qui vicie à la racine la relation de contrôle requise. En conséquence, la qualification d’opération interne est écartée, réaffirmant ainsi la portée limitée de cette exception au principe de mise en concurrence.

***

II. La portée de la solution : une approche finaliste du droit des marchés publics

En refusant de dissocier les différentes étapes de l’opération, la Cour adopte une interprétation téléologique visant à prévenir tout contournement des règles (A), ce qui a pour effet de renforcer la sécurité juridique pour l’ensemble des opérateurs économiques (B).

A. La prévention du contournement des règles par une vision globale de l’opération

L’argumentation de l’État membre reposait sur une analyse séquentielle et formelle des événements : l’attribution du contrat avait eu lieu à un moment où la société était encore entièrement publique. La Cour rejette cette approche en examinant la « chronologie des événements » dans leur ensemble. Elle considère que la détention à 100 % n’était qu’une « phase intermédiaire menant à la prise de participation d’une entreprise privée ». En adoptant cette vision globale, la Cour démontre sa volonté de faire prévaloir la réalité économique sur l’apparence juridique.

Cette interprétation téléologique est fondamentale pour préserver l’effet utile des directives sur les marchés publics. L’objectif de ces textes est de garantir la libre circulation des services et d’ouvrir les marchés à une concurrence non faussée à l’échelle de l’Union. Admettre le montage réalisé en l’espèce aurait créé une brèche, permettant aux pouvoirs adjudicateurs de s’affranchir de leurs obligations par le biais d’arrangements contractuels et sociétaires artificiels. La décision sanctionne donc une stratégie de contournement et réaffirme que les règles de procédure ne sauraient être éludées par un simple jeu de calendrier.

B. Le renforcement de la sécurité juridique pour les opérateurs économiques

En posant une règle claire, l’arrêt renforce la prévisibilité du droit pour les autorités publiques et les entreprises. La solution est sans équivoque : toute ouverture du capital d’une entité attributaire à une entreprise privée, lorsqu’elle s’inscrit dans la même opération économique que l’attribution d’un marché public, impose le respect des procédures de mise en concurrence. Cette clarification limite les incertitudes et les risques de contentieux.

Pour les pouvoirs adjudicateateurs, la ligne de conduite est désormais tracée. Ils ne peuvent plus espérer combiner les avantages d’une attribution directe avec les apports d’un partenaire privé. Pour les opérateurs économiques, la décision est une garantie que les marchés publics contrôlés conjointement par des entités publiques et privées seront ouverts à la concurrence. En définitive, en censurant une opération qui brouillait la frontière entre le secteur public et le secteur concurrentiel, la Cour consolide les fondements du droit des marchés publics et assure une application plus uniforme des règles de concurrence sur le marché intérieur.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture