Par un arrêt rendu le 11 décembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions de l’invocabilité des décisions de l’Organisation mondiale du commerce dans l’ordre juridique de l’Union. En l’espèce, deux sociétés importatrices avaient mis en libre pratique en 2005 des lots de viande de poulet congelée, désossée et salée. La teneur en sel de ces marchandises, bien que modifiant leur caractère, était inférieure au seuil de 1,2 % en poids fixé par une note complémentaire à la nomenclature combinée pour le classement dans la position tarifaire correspondant aux viandes salées. Initialement, les marchandises furent déclarées sous la position des viandes de volaille simplement congelées. Par la suite, les sociétés ont sollicité le remboursement des droits de douane acquittés, arguant que les produits auraient dû être classés en tant que viandes salées, position soumise à un régime plus favorable.
Leurs demandes furent rejetées par les autorités douanières nationales, une décision confirmée après réclamation. Les sociétés ont alors saisi le Rechtbank Haarlem aux Pays-Bas, soutenant que la réglementation de l’Union fixant le seuil de 1,2 % de sel était invalide ou devait être interprétée à la lumière d’une décision adoptée ultérieurement, le 27 septembre 2005, par l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce. Selon les requérantes, cette décision privilégiait le critère du changement de caractère du produit plutôt qu’un seuil quantitatif strict. Face à cette argumentation, la juridiction néerlandaise a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait pour la juridiction de renvoi de déterminer si une décision de l’Organe de règlement des différends pouvait être invoquée pour contester la validité d’un règlement de l’Union ou pour en guider l’interprétation, particulièrement lorsque les faits du litige étaient antérieurs à ladite décision. La Cour de justice répond par la négative, jugeant qu’une telle décision n’est invocable ni pour apprécier la validité de l’acte de l’Union, ni pour en orienter l’interprétation dans les circonstances de l’espèce.
La solution retenue par la Cour réaffirme l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union et la portée limitée des règles de l’Organisation mondiale du commerce en son sein. Ainsi, elle confirme le caractère cloisonné du droit de l’Union face aux décisions rendues dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (I), avant de rappeler que le classement tarifaire des marchandises doit reposer sur des critères objectifs garantissant la sécurité juridique (II).
I. La confirmation de l’étanchéité de l’ordre juridique de l’Union au droit de l’OMC
La Cour de justice rejette fermement la possibilité pour les justiciables d’invoquer une décision de l’Organe de règlement des différends pour contester un acte de droit dérivé. Elle écarte ainsi son invocabilité tant pour le contrôle de la validité de la réglementation de l’Union (A) que pour son interprétation (B).
A. Le rejet de l’invocabilité d’une décision de l’ORD aux fins du contrôle de validité
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les accords de l’Organisation mondiale du commerce ne figurent pas, en principe, au nombre des normes au regard desquelles elle contrôle la légalité des actes des institutions de l’Union. Cette position de principe ne cède que dans deux hypothèses spécifiques : celle où l’Union a entendu donner exécution à une obligation particulière assumée dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, ou celle où l’acte de l’Union renvoie expressément à des dispositions précises de ces accords. En l’espèce, la Cour constate qu’aucune de ces deux exceptions ne trouve à s’appliquer. Les règlements de la Commission ayant introduit et modifié la note complémentaire litigieuse ne manifestaient pas une intention de mettre en œuvre une obligation spécifique, ni ne contenaient de renvoi exprès aux accords pertinents.
De surcroît, la Cour souligne que le seul fait qu’une décision de l’Organe de règlement des différends ait constaté une incompatibilité ne suffit pas à la rendre invocable par un opérateur économique devant une juridiction. Elle précise qu’une telle décision « ne saurait, pas plus que les règles matérielles que comportent les accords OMC, être invoquée devant la juridiction de l’Union aux fins d’établir si une réglementation de celle-ci est incompatible avec cette recommandation ou cette décision ». Enfin, la Cour relève que la décision de l’Organe de règlement des différends était non seulement postérieure aux faits du litige, mais que le délai raisonnable accordé à l’Union pour s’y conformer n’était pas encore expiré. Procéder à un contrôle de légalité dans de telles circonstances aurait pour effet de priver d’effet l’octroi de ce délai, qui constitue un élément essentiel du système de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce.
B. Le refus de l’interprétation d’un acte de l’Union à la lumière d’une décision de l’ORD
Si le principe de primauté des accords internationaux conclus par l’Union impose d’interpréter le droit dérivé, dans la mesure du possible, en conformité avec ces accords, la Cour écarte également cette voie en l’espèce. La juridiction de renvoi et les requérantes au principal estimaient que la décision de l’Organe de règlement des différends consacrait le critère qualitatif du « changement de caractère » de la viande par l’ajout de sel, invalidant ainsi l’approche quantitative fondée sur un seuil de 1,2 %. La Cour de justice conteste cette lecture et considère que cette analyse « procède d’une lecture erronée de celle-ci ».
En effet, la Cour explique que l’Organe de règlement des différends, s’il a bien admis que le salage devait modifier le caractère du produit, n’a nullement exclu la possibilité de conditions supplémentaires. Il n’a pas jugé qu’un critère quantitatif tel qu’une teneur minimale en sel serait, en soi, contraire aux obligations contractées par l’Union. Le raisonnement de la Cour neutralise donc l’argument des requérantes en démontrant que la prémisse sur laquelle reposait leur demande d’interprétation conforme était inexacte. La décision de l’Organe de règlement des différends ne fournissait pas le fondement nécessaire pour écarter ou réinterpréter la note complémentaire litigieuse. En conséquence, la Cour conclut qu’il n’est pas possible de se prévaloir de cette décision pour guider l’interprétation de la réglementation de l’Union dans les circonstances de l’affaire.
Après avoir écarté toute pertinence de la décision de l’Organe de règlement des différends pour la solution du litige, la Cour fournit à la juridiction de renvoi une analyse des règles de classement tarifaire applicables, réaffirmant son attachement à une méthode rigoureuse et prévisible.
II. Le rappel de la primauté des critères objectifs pour le classement tarifaire
La Cour de justice profite de ses observations complémentaires pour rappeler les principes fondamentaux du classement douanier. Elle insiste sur la prééminence des caractéristiques intrinsèques des marchandises définies par les textes (A), ce qui la conduit logiquement à exclure tout critère d’appréciation subjectif ou difficilement contrôlable (B).
A. La prééminence des caractéristiques et propriétés objectives de la marchandise
Afin d’offrir une réponse utile à la juridiction de renvoi, la Cour réitère sa jurisprudence bien établie en matière de classement tarifaire. Elle énonce que « le critère décisif pour la classification tarifaire des marchandises doit être recherché, d’une manière générale, dans leurs caractéristiques et propriétés objectives telles que définies par le libellé de la position de la nomenclature combinée et des notes de section ou de chapitre ». Cette approche garantit la sécurité juridique pour les opérateurs économiques et facilite les contrôles douaniers.
La Cour précise le rôle des notes complémentaires, comme celle fixant le seuil de 1,2 % de sel pour la position 0210. Elle confirme que de telles notes constituent des outils d’interprétation valables, à condition qu’elles ne modifient pas la portée même des positions tarifaires. Or, la Cour avait déjà jugé dans des arrêts antérieurs qu’une exigence de teneur minimale en sel ne constituait pas une restriction indue de la portée de la position 0210. Par conséquent, à la date des faits, une viande de poulet présentant une teneur en sel inférieure à 1,2 % ne pouvait être considérée comme « salée » au sens de cette position et devait être classée ailleurs, en l’occurrence sous la position 0207.
B. L’exclusion du critère alternatif du « changement de caractère » du produit
Les requérantes soutenaient que le critère pertinent devait être le changement de caractère de la viande, qui interviendrait dès l’ajout de 0,2 % de sel. La Cour rejette catégoriquement cette thèse. Elle constate d’abord qu’aucune disposition de la nomenclature combinée applicable à l’époque des faits ne prévoyait un tel critère. Le droit positif ne laissait donc aucune place à une telle appréciation qualitative.
Surtout, la Cour met en avant des considérations d’ordre pratique et systémique pour écarter ce critère. Elle estime qu’une telle méthode d’appréciation « ne permettrait ni de garantir la sécurité juridique ni d’assurer la facilité des contrôles ». En effet, la détermination du moment où le caractère d’un produit est modifié pourrait donner lieu à des appréciations divergentes selon les autorités douanières des États membres. Une telle subjectivité compromettrait l’application uniforme de la nomenclature combinée, qui est un pilier de l’union douanière. En privilégiant un critère objectif et quantifiable comme la teneur en sel, la Cour renforce la prévisibilité du droit douanier et la cohérence de son application sur tout le territoire de l’Union.