Par un arrêt en date du 10 novembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les critères de distinction entre un marché public de services et une concession de services. En l’espèce, une entité adjudicatrice lettonne avait attribué un contrat pour l’exploitation de services de transport public par autobus. Des soumissionnaires évincés ont contesté la qualification de ce contrat, initialement présenté comme une concession de services, en faisant valoir qu’il s’agissait en réalité d’un marché public. Le contrat prévoyait en effet que l’opérateur serait rémunéré par les usagers, mais que l’autorité publique compenserait les pertes d’exploitation et garantirait même un certain niveau de bénéfice, limitant de ce fait considérablement le risque économique pour le prestataire.
Saisi du litige, l’Augstākās tiesas Senāts a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur deux points principaux. D’une part, il s’agissait de déterminer si un contrat de service public, dont la rémunération est assurée en partie par les usagers mais dont le risque d’exploitation est quasi intégralement couvert par l’entité adjudicatrice, devait être qualifié de concession de services ou de marché public. D’autre part, la juridiction de renvoi demandait si les dispositions d’une directive relative aux procédures de recours étaient applicables à un contrat conclu avant la fin de son délai de transposition. La Cour a jugé que la qualification dépendait essentiellement du transfert d’un risque significatif à l’opérateur et a écarté l’application rétroactive des nouvelles règles de recours. La solution de la Cour, centrée sur la notion de risque d’exploitation (I), clarifie un critère essentiel de qualification tout en rappelant les limites temporelles de l’application du droit de l’Union (II).
I. La consécration du risque d’exploitation comme critère dirimant de qualification
La Cour rappelle d’abord que la distinction entre marché public et concession repose sur la nature de la contrepartie, critère nécessaire mais qui s’avère insuffisant (A). Elle confirme ensuite que l’élément déterminant pour opérer la qualification réside dans le transfert effectif d’une part significative du risque lié à l’exploitation du service (B).
A. Le mode de rémunération, un critère nécessaire mais insuffisant
La distinction entre un marché de services et une concession de services trouve sa source dans le mode de rémunération du prestataire. La Cour énonce clairement que « la différence entre un marché de services et une concession de services réside dans la contrepartie de la prestation de services ». Dans le cadre d’un marché public, le pouvoir adjudicateur paie directement un prix au prestataire pour le service rendu. En revanche, dans une concession, la contrepartie réside dans le droit pour le cocontractant d’exploiter le service, que ce droit soit exclusif ou assorti d’un prix versé par la collectivité.
Le fait que l’opérateur perçoive sa rémunération auprès des usagers, et non directement de l’entité publique, constitue donc un indice fort en faveur de la qualification de concession. La Cour reconnaît que cette modalité répond à l’exigence d’une contrepartie consistant en un droit d’exploitation. Cependant, cet élément seul ne suffit pas à caractériser la concession de services. La Cour a, de longue date, ajouté une condition supplémentaire qui dépasse la simple analyse du circuit financier de la rémunération et qui se fonde sur la réalité économique de l’opération contractuelle.
B. Le transfert d’une part significative du risque, un critère fonctionnel déterminant
Le critère décisif pour distinguer le marché public de la concession de services est celui du risque d’exploitation. La Cour affirme que « la qualification de concession de services exige cependant que le pouvoir adjudicateur transfère au concessionnaire l’intégralité ou, au moins, une part significative du risque qu’il encourt ». L’absence d’un tel transfert indique que l’opération doit être qualifiée de marché public, même si la rémunération provient des usagers. Le risque en question est défini comme le « risque d’exposition aux aléas du marché ».
La Cour prend soin de détailler la nature de ce risque, qui peut inclure la concurrence d’autres opérateurs, une inadéquation entre l’offre et la demande, ou encore l’insolvabilité des usagers. Elle exclut en revanche les risques inhérents à toute activité contractuelle, comme ceux liés à une mauvaise gestion ou à des erreurs d’appréciation de l’opérateur. En l’espèce, la législation et les clauses contractuelles garantissaient à l’opérateur la compensation de ses pertes et un bénéfice calculé. Dans de telles conditions, il apparaît que le risque d’exploitation n’est pas transféré de manière significative, ce qui oriente la qualification vers celle de marché de services.
II. La portée de la solution, entre clarification attendue et application temporelle stricte
Après avoir défini les critères de qualification, la Cour précise la portée de son analyse en laissant au juge national le soin de l’appliquer (A). Elle répond ensuite à la seconde question en affirmant une application stricte du principe de non-rétroactivité des directives, limitant ainsi l’impact pratique de la décision pour le litige au principal (B).
A. Un pouvoir d’appréciation encadré du juge national
La Cour de justice ne tranche pas elle-même le litige. Conformément à son rôle dans le cadre d’une question préjudicielle, elle fournit au juge national les clés d’interprétation du droit de l’Union. C’est ce qu’elle rappelle en affirmant : « Il appartient à la juridiction nationale d’apprécier si l’opération en cause au principal doit être qualifiée de concession de services ou de marché public de services en tenant compte de toutes les caractéristiques de ladite opération. » Cette démarche respecte la répartition des compétences entre les juridictions de l’Union et celles des États membres.
Toutefois, ce renvoi n’équivaut pas à un blanc-seing. La Cour a très précisément balisé le raisonnement que le juge national doit suivre. En définissant ce qu’est un risque significatif et en analysant les dispositions nationales qui lui ont été présentées, elle oriente fortement la conclusion du juge letton. L’analyse des clauses contractuelles et réglementaires qui éliminent presque entièrement le risque pour l’opérateur ne laisse que peu de doute sur le fait que le contrat devrait être requalifié en marché public. La portée de la décision est donc avant tout pédagogique, visant à uniformiser l’interprétation d’une notion clé du droit de la commande publique.
B. Le principe de sécurité juridique comme obstacle à l’application immédiate des voies de recours
La seconde partie de la décision concerne l’applicabilité dans le temps de la directive « Recours ». La Cour répond de manière négative à la question de savoir si les dispositions de cette directive, qui renforcent les droits des soumissionnaires évincés, peuvent s’appliquer à un contrat conclu avant l’expiration du délai de transposition. Sa position est fondée sur le principe de sécurité juridique, un principe fondamental du droit de l’Union.
La Cour juge en effet qu’« il serait contraire au principe de sécurité juridique de considérer que ladite disposition est applicable à des marchés qui ont été conclus avant la date d’expiration du délai de transposition de ladite directive ». Admettre le contraire reviendrait à soumettre les parties à des règles du jeu qui n’étaient pas en vigueur au moment de la conclusion de leur contrat, ce qui porterait une atteinte excessive à la prévisibilité du droit. Cette solution, bien que juridiquement orthodoxe, a pour conséquence de priver les requérants au principal d’une voie de recours efficace, même s’ils obtenaient gain de cause sur la qualification du contrat. La portée pratique de la clarification est ainsi limitée pour les situations passées.