Cour de justice de l’Union européenne, le 10 novembre 2022, n°C-163/21

En date du 10 novembre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa deuxième chambre, a rendu un arrêt préjudiciel venant clarifier l’étendue du droit à la production de preuves dans le cadre des actions en dommages et intérêts pour infraction au droit de la concurrence. En l’espèce, des sociétés ayant acquis des camions ont engagé une action en réparation contre des fabricants de poids lourds, à la suite d’une décision de la Commission européenne ayant constaté l’existence d’une entente sur les prix. Afin de quantifier leur préjudice, les demanderesses ont sollicité du juge national qu’il ordonne aux sociétés défenderesses la production d’éléments de preuve nécessitant un travail de compilation et de classification de données internes, et donc la création de documents nouveaux. Les défenderesses se sont opposées à cette demande, arguant que la directive 2014/104/UE ne visait que la production de documents préexistants. Saisi de cette difficulté d’interprétation, le tribunal de commerce de Barcelone a adressé une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si l’obligation de produire des « preuves pertinentes qui se trouvent en leur possession », prévue à l’article 5, paragraphe 1, de la directive, se limite aux documents existants ou si elle s’étend à des documents que la partie sollicitée doit créer en agrégeant des informations dont elle dispose. La Cour de justice répond par l’affirmative, considérant que la notion de preuve inclut la création de nouveaux documents à partir de données existantes, à la condition toutefois que cette production soit encadrée par un contrôle de proportionnalité strict exercé par le juge national. Cette solution consacre une conception extensive du droit à la preuve, justifiée par la nécessité d’assurer l’effectivité des actions privées en réparation (I), tout en confiant au juge national le rôle de garant de l’équilibre entre les intérêts des parties (II).

I. L’interprétation extensive du droit à la preuve au service de l’effectivité des actions en réparation

La Cour de justice fonde sa solution sur une interprétation téléologique de la directive, privilégiant l’objectif de facilitation des actions en dommages et intérêts. Elle écarte une lecture littérale de la notion de « preuves en leur possession » (A) pour faire prévaloir la nécessité de remédier à l’asymétrie d’information inhérente à ce type de contentieux (B).

A. Le dépassement de l’interprétation littérale de la notion de preuve

La Cour choisit de ne pas s’en tenir à une lecture stricte des termes « preuves pertinentes qui se trouvent en leur possession ». Une telle lecture aurait pu conduire à limiter l’obligation de production aux seuls documents matériellement préexistants dans les archives de la partie défenderesse. Au contraire, les juges estiment que la portée de cette disposition doit être comprise à la lumière du contexte et des objectifs de la directive. La Cour relève d’abord que l’article 2, point 13, de la directive définit les « preuves » de manière très large comme « tous les moyens de preuve admissibles devant la juridiction nationale saisie, en particulier les documents et tous les autres éléments contenant des informations, quel qu’en soit le support ». Cette définition n’opère aucune distinction selon que les preuves préexistent ou non à la demande de production.

Ensuite, la Cour souligne que le législateur a avant tout entendu répondre à une situation de fait, celle de l’asymétrie de l’information. Comme elle le note, « en se référant aux preuves “en [la] possession” du défendeur ou d’un tiers, le législateur de l’Union fait avant tout un constat factuel, illustrant l’asymétrie de l’information à laquelle il entend remédier ». L’accent est donc mis sur la détention de l’information brute plutôt que sur l’existence d’un document formalisé. En conséquence, l’obligation de production ne se limite pas à la simple transmission de documents existants mais peut impliquer un traitement actif des données détenues par le défendeur.

B. La primauté de l’objectif de correction de l’asymétrie d’information

La solution retenue est directement guidée par la finalité de la directive 2014/104, qui vise à garantir l’exercice effectif du droit à réparation pour les victimes d’infractions aux règles de concurrence. La Cour rappelle que l’efficacité des actions privées est un instrument essentiel pour assurer le plein effet des articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Or, cet exercice est souvent entravé par le fait que les preuves du préjudice sont majoritairement, voire exclusivement, détenues par l’auteur de l’infraction.

Dans cette optique, la Cour considère qu’une interprétation restrictive irait à l’encontre de l’objectif poursuivi. Elle affirme qu’« exclure d’emblée la faculté de demander la production de documents ou d’autres éléments de preuve que la partie à laquelle la demande est adressée devrait créer ex novo conduirait, dans certains cas de figure, à la création d’obstacles rendant plus difficile la mise en œuvre des règles de concurrence de l’Union par la sphère privée ». Fournir au demandeur des documents bruts et potentiellement très volumineux ne répondrait qu’imparfaitement à la nécessité de compenser son désavantage informationnel. En autorisant le juge à ordonner la création de synthèses ou de classifications, la Cour dote les victimes d’un outil plus efficace pour établir la preuve et l’étendue de leur préjudice.

II. Le contrôle de proportionnalité, nécessaire contrepoids à l’extension du droit à la preuve

Si la Cour consacre un droit à la preuve élargi, elle prend soin de le conditionner au respect de garanties procédurales strictes, plaçant le juge national au cœur du dispositif. Ce dernier est chargé d’opérer une mise en balance des intérêts en présence pour encadrer le pouvoir d’injonction (A) et veiller à une juste répartition de la charge probatoire (B).

A. L’encadrement du pouvoir d’injonction par la mise en balance des intérêts

L’arrêt souligne avec force que l’extension du droit à la preuve n’ouvre pas la voie à des demandes de production illimitées ou abusives, qualifiées de « pêche aux informations ». La Cour rappelle que le législateur a instauré « un mécanisme de mise en balance des intérêts en présence, sous le contrôle strict des juridictions nationales saisies ». Celles-ci doivent limiter la production « à ce qui est proportionné », conformément à l’article 5, paragraphe 3, de la directive. Ce contrôle de proportionnalité implique un examen attentif de plusieurs critères.

Le juge national doit notamment évaluer la pertinence des preuves demandées, leur lien avec la demande indemnitaire, mais aussi l’étendue et le coût de leur production pour la partie défenderesse ou pour des tiers. La Cour précise que le juge doit apprécier si la création de documents `ex novo` ne risque pas de faire peser une « charge disproportionnée » sur le défendeur, en termes de coût ou de travail. Le caractère adéquat de la charge imposée doit être analysé au regard des circonstances de l’espèce, incluant par exemple la période couverte par la demande. Le contrôle de proportionnalité agit ainsi comme un garde-fou essentiel, assurant que le droit à la preuve du demandeur ne porte pas une atteinte excessive aux intérêts légitimes du défendeur.

B. Le maintien de la charge de la preuve sur le demandeur

Enfin, la Cour veille à clarifier que sa solution ne conduit pas à un renversement de la charge de la preuve. L’obligation pour le défendeur de compiler des données ne doit pas aboutir à ce qu’il se substitue au demandeur dans l’administration de la preuve du préjudice. Il incombe toujours à la partie demanderesse d’étayer sa demande en présentant des faits et des preuves « raisonnablement disponibles » qui rendent sa demande de dommages et intérêts plausible, comme l’exige l’article 5, paragraphe 1.

La Cour avertit que son interprétation « ne saurait conduire à ce que les défenderesses au principal se substituent aux requérants au principal dans la tâche qui leur incombe de démontrer l’existence et l’étendue du préjudice subi ». Le demandeur reste tenu de formuler sa demande de production de manière suffisamment précise pour permettre au juge d’en contrôler la pertinence et la proportionnalité. Le rôle du défendeur se limite à fournir les informations et les données nécessaires, et non à construire lui-même la démonstration qui lui sera opposée. Cet arrêt précise ainsi la portée des outils probatoires sans altérer les principes fondamentaux qui gouvernent le procès civil.

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Hassan KOHEN
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