Par un arrêt rendu en sa quatrième chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’étendue des garanties procédurales dont doit bénéficier une personne morale poursuivie en raison d’une infraction commise par sa représentante légale. En l’espèce, la gérante d’une société a fait l’objet de poursuites pénales pour évasion fiscale. Parallèlement, une procédure distincte a été engagée contre la société elle-même sur le fondement de la loi nationale, visant à lui infliger une sanction pécuniaire en raison de l’avantage patrimonial qu’elle aurait tiré de l’infraction imputée à sa dirigeante.
Saisie de cette seconde procédure, la juridiction bulgare a constaté que le droit national permettait de sanctionner la personne morale avant même que la culpabilité de la personne physique ait été établie par une décision de justice ayant acquis l’autorité de la chose jugée. La juridiction de renvoi a donc sursis à statuer et a posé à la Cour de justice deux questions préjudicielles. Elle cherchait à savoir si les dispositions du droit de l’Union, et en particulier l’article 48 de la Charte des droits fondamentaux, s’opposaient à une réglementation nationale qui autorise l’infliction d’une sanction pénale à une personne morale pour une infraction dont la commission n’a pas encore été établie par une condamnation définitive de son auteur.
La Cour de justice a répondu que le droit de l’Union s’opposait à une telle réglementation. Elle a jugé que l’article 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’il fait obstacle à ce qu’une juridiction nationale puisse infliger à une personne morale une sanction de nature pénale pour une infraction imputée à son représentant, dès lors que cette personne morale n’a pas été mise en mesure de contester la réalité même de cette infraction. Cette solution, qui repose sur une application rigoureuse des droits fondamentaux (I), emporte des conséquences significatives sur les modalités d’engagement de la responsabilité des personnes morales au sein de l’Union (II).
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I. L’affirmation des garanties procédurales fondamentales au profit de la personne morale
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse scrupuleuse du régime de sanction en cause, qu’elle qualifie de pénal, pour en déduire l’application des protections offertes par la Charte. Elle écarte d’abord une qualification erronée de la mesure (A) pour ensuite consacrer l’application des principes de présomption d’innocence et du respect des droits de la défense à la personne morale (B).
A. La distinction préalable entre sanction pécuniaire et mesure de confiscation
La juridiction de renvoi interrogeait la Cour sur la compatibilité de la loi nationale avec la décision-cadre relative à la confiscation des produits du crime. La Cour de justice procède à une requalification de la mesure litigieuse, considérant qu’elle ne relève pas du champ de la confiscation, mais bien de celui des sanctions pénales. Elle juge en effet qu’une « sanction pécuniaire […] ne constitue pas une mesure de confiscation au sens de la décision-cadre 2005/212 et de la directive 2014/42, même lorsque le montant de cette sanction correspond à la valeur de l’avantage patrimonial tiré de l’infraction ». La Cour souligne que la sanction pécuniaire peut être d’un montant différent de l’avantage tiré de l’infraction et peut être imposée même en l’absence d’un tel avantage, ce qui la distingue fondamentalement de la confiscation qui vise à priver une personne d’un bien spécifique lié à l’infraction.
Cette distinction est déterminante, car elle déplace le terrain de l’analyse. En qualifiant la mesure de « sanction pécuniaire » revêtant un « caractère pénal », la Cour la fait entrer dans le champ d’application des garanties fondamentales du procès pénal, et notamment celles prévues par l’article 48 de la Charte. Cette qualification permet de recentrer le débat non sur le droit de propriété, mais sur le droit à un procès équitable pour toute partie accusée.
B. L’application des garanties de l’article 48 de la Charte à la personne morale
Une fois la nature pénale de la sanction établie, la Cour examine la procédure nationale au regard des exigences de l’article 48 de la Charte, qui consacre la présomption d’innocence et le respect des droits de la défense. Elle observe que le juge national saisi de l’action contre la personne morale n’est pas autorisé à examiner la réalité de l’infraction commise par la personne physique, cette question relevant de la procédure pénale distincte menée contre cette dernière. Le juge doit se fonder sur la prémisse qu’une infraction a bien été commise. Par conséquent, la personne morale se trouve dans une situation où sa responsabilité est engagée sur la base d’une accusation qu’elle ne peut contester efficacement.
La Cour en déduit que « la personne morale peut être sanctionnée pénalement, de manière définitive, en conséquence d’une infraction imputée à la personne physique qui a le pouvoir de l’engager ou de la représenter, sans que la juridiction compétente puisse apprécier la réalité de cette infraction et sans que la personne morale puisse faire valoir utilement ses observations à cet égard ». Cette situation constitue une violation manifeste des droits de la défense, d’autant plus que les intérêts de la personne morale et ceux de son représentant peuvent être divergents. En privant la société de toute possibilité de se disculper sur le fait générateur de sa propre sanction, le mécanisme national porte une atteinte disproportionnée aux droits garantis par l’article 48 de la Charte.
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II. La portée de la décision sur le régime de responsabilité des personnes morales
En censurant la procédure nationale, la Cour de justice ne se contente pas de trancher un cas d’espèce ; elle pose un jalon important pour l’encadrement de la responsabilité pénale des personnes morales dans l’ordre juridique de l’Union. Elle adresse une critique à un système de responsabilité par répercussion (A) et dessine les contours d’une harmonisation des garanties procédurales pour les entités poursuivies (B).
A. La critique d’un régime de responsabilité par répercussion
La décision met en lumière les dangers d’un système où la responsabilité d’une personne morale découle quasi automatiquement de l’infraction commise par une personne physique, sans que la première puisse se défendre pleinement. La Cour rappelle que si les États membres peuvent recourir à des présomptions en matière pénale, celles-ci doivent rester dans des limites raisonnables et préserver les droits de la défense. En citant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, elle affirme qu’un certain seuil « se trouve dépassé quand une présomption a pour effet de priver une personne de toute possibilité de se disculper par rapport aux faits mis à sa charge ».
Le mécanisme bulgare instaurait une telle présomption irréfragable de responsabilité, liant le sort de la personne morale à une procédure à laquelle elle n’est pas partie et sur le déroulement de laquelle elle n’a aucune prise. La Cour souligne à juste titre que « les droits de la défense ont un caractère subjectif, si bien que ce sont les parties concernées elles-mêmes qui doivent être en mesure de les exercer effectivement ». En l’absence de cette faculté, la procédure de sanction devient inéquitable. La critique est donc celle d’une justice qui, pour des motifs d’efficacité présumée, sacrifie les garanties fondamentales de l’accusé.
B. La portée de la solution sur l’harmonisation des procédures pénales
La portée de cet arrêt dépasse largement le cadre du droit bulgare. Il établit un standard de protection applicable dans tous les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, ce qui est le cas en matière de TVA. La Cour affirme un principe clair : la responsabilité pénale d’une personne morale ne peut être engagée sans que celle-ci dispose d’un recours de pleine juridiction lui permettant de contester le fondement même de l’accusation. Ainsi, le dispositif de l’arrêt énonce que « L’article 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle le juge national peut infliger à une personne morale une sanction pénale pour une infraction dont serait responsable une personne physique […] dans le cas où cette dernière n’a pas été mise en mesure de contester la réalité de cette infraction ».
Cette solution impose aux législateurs nationaux de veiller à ce que les procédures de mise en cause des personnes morales garantissent une autonomie réelle de leur défense. Elle promeut une conception substantielle, et non purement formelle, du procès équitable. En définitive, l’arrêt renforce la protection des personnes morales contre l’arbitraire et contribue à une harmonisation par le haut des garanties procédurales au sein de l’espace pénal européen.