Dans une décision préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les modalités de calcul des amendes infligées par les autorités nationales de concurrence. La question portait sur l’obligation pour une telle autorité de se fonder exclusivement sur le chiffre d’affaires inscrit dans les comptes annuels d’une entreprise, même lorsque ce chiffre ne reflète pas la réalité de son activité économique, notamment en présence d’une activité d’intermédiation.
Les faits à l’origine du litige concernent une société de régie publicitaire sanctionnée par une autorité nationale de concurrence pour sa participation à une entente. L’amende infligée avait été calculée sur la base du chiffre d’affaires total figurant dans ses comptes, lequel incluait non seulement ses commissions, mais aussi les sommes qu’elle percevait auprès des annonceurs pour les reverser aux prestataires de services de publicité. L’entreprise estimait que seule sa commission, rémunération effective de son service d’intermédiation, aurait dû constituer l’assiette de la sanction.
Saisie d’un recours de l’entreprise, la Cour d’appel de Bucarest a confirmé la décision de l’autorité de concurrence par un arrêt du 8 juin 2016. L’entreprise a alors formé un pourvoi devant l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie, la Haute Cour de cassation et de justice roumaine. Devant cette juridiction, elle a soutenu que la méthode de calcul de l’amende méconnaissait le principe de proportionnalité en ne tenant pas compte de ses revenus effectifs. L’autorité de concurrence, quant à elle, arguait qu’elle était liée par la législation nationale qui impose de retenir le chiffre d’affaires total ressortant des comptes annuels, sans marge d’appréciation, afin de garantir la prévisibilité de la sanction. Face à cette opposition, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle pratique nationale avec le droit de l’Union.
Le problème de droit soulevé était donc de savoir si l’article 4, paragraphe 3, du Traité sur l’Union européenne et l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, interprétés à la lumière du principe de proportionnalité, s’opposent à une réglementation ou une pratique nationale contraignant une autorité de concurrence à calculer une amende en se fondant sur le chiffre d’affaires comptable, sans pouvoir examiner les éléments prouvant que ce chiffre ne correspond pas à la situation économique réelle de l’entreprise.
À cette question, la Cour répond par l’affirmative. Elle juge qu’une autorité nationale de concurrence doit pouvoir examiner les justifications présentées par une entreprise visant à démontrer que son chiffre d’affaires comptable ne reflète pas sa situation économique réelle, afin de garantir le caractère proportionné de la sanction. La Cour consacre ainsi la primauté de la réalité économique sur une approche comptable formelle (I), tout en précisant les conséquences de cette solution sur les pouvoirs de l’autorité de concurrence et les obligations de l’entreprise (II).
I. La primauté de la réalité économique sur l’approche comptable formelle
La Cour de justice fonde sa solution sur une interprétation téléologique des règles de concurrence, en affirmant que l’assiette de l’amende doit être proportionnée à la capacité économique de l’entreprise (A), ce qui implique de rejeter un formalisme comptable strict lorsque celui-ci occulte la substance de l’activité économique (B).
A. L’exigence de proportionnalité dans la détermination de l’assiette de l’amende
Le principe de proportionnalité constitue la pierre angulaire du raisonnement de la Cour. Celle-ci rappelle que les États membres, lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de la concurrence de l’Union, doivent veiller à ce que les sanctions soient effectives, proportionnées et dissuasives. Or, pour être proportionnée, une amende doit non seulement correspondre à la gravité de l’infraction, mais aussi tenir compte des circonstances individuelles de l’espèce.
La Cour transpose à l’action des autorités nationales une jurisprudence bien établie concernant les pouvoirs de la Commission européenne. Elle souligne que le plafonnement des amendes à un pourcentage du chiffre d’affaires vise précisément à assurer une appréciation individualisée. L’objectif est d’évaluer l’impact de la sanction sur l’entreprise en tenant compte d’« un chiffre d’affaires qui reflète la situation économique réelle de celle-ci durant la période au cours de laquelle l’infraction a été commise ». Le chiffre d’affaires n’est donc pas une donnée formelle intangible, mais un indicateur de la puissance économique de l’auteur de l’infraction. Appliquer mécaniquement un chiffre qui inclurait des flux financiers ne constituant pas des revenus propres à l’entreprise aboutirait à une sanction déconnectée de sa capacité contributive réelle.
B. Le rejet d’un formalisme comptable au profit d’une analyse substantielle
La Cour écarte l’argument de l’autorité de concurrence selon lequel la prévisibilité de la sanction et la responsabilité de l’entreprise dans la tenue de ses comptes justifieraient une application automatique des données comptables. Elle estime qu’une telle approche, si elle était appliquée de manière absolue, « pourrait aboutir à imposer des amendes qui dépassent les limites de ce qui est nécessaire à la réalisation des objectifs de l’article 101 TFUE ». Le respect des principes d’effectivité et de proportionnalité prime sur une lecture rigide des règles nationales.
En conséquence, la Cour consacre l’application du principe de la primauté de la substance sur la forme dans le calcul des sanctions. L’inscription d’un montant au compte de profits et pertes ne crée pas une présomption irréfragable. Si une entreprise, agissant en tant qu’intermédiaire, peut démontrer que son chiffre d’affaires comptable est artificiellement gonflé par des sommes perçues pour le compte de tiers, l’autorité de concurrence doit pouvoir corriger cette base de calcul. La réalité économique de l’activité doit l’emporter sur sa présentation comptable, surtout lorsque cette dernière fausse l’appréciation de la puissance économique de l’entreprise.
II. Les conséquences de la solution sur les pouvoirs de l’autorité de concurrence et les obligations de l’entreprise
En subordonnant le calcul de l’amende à la réalité économique de l’entreprise, la Cour redéfinit l’office de l’autorité de concurrence (A) tout en faisant peser sur l’entreprise sanctionnée une charge probatoire spécifique (B).
A. L’office redéfini de l’autorité nationale de concurrence
La décision commentée confère à l’autorité nationale de concurrence un pouvoir d’appréciation encadré. Elle ne peut plus se retrancher derrière un automatisme légal pour refuser d’analyser les arguments d’une entreprise concernant son chiffre d’affaires. Au contraire, elle « doit donc disposer de la possibilité d’examiner le bien-fondé, en droit et en fait, de tout élément de nature à démontrer de manière crédible que le montant du chiffre d’affaires indiqué au compte de profits et pertes ne reflète pas la situation économique réelle de l’entreprise incriminée ».
Ce pouvoir est en réalité une obligation d’examen. L’autorité est tenue d’instruire les éléments qui lui sont soumis et de motiver sa décision de les retenir ou de les écarter. La Cour précise même la démarche à suivre, indiquant qu’il incombe à l’autorité « de vérifier si la requérante au principal a effectivement agi, comme elle le fait valoir, en qualité d’agent ». Cette obligation d’investigation garantit le respect des droits de la défense et assure que la sanction finale sera véritablement proportionnée. L’autorité peut également interroger l’entreprise sur les raisons pour lesquelles ses propres écritures comptables ne reflétaient pas la réalité économique, afin de déceler d’éventuelles incohérences ou manipulations.
B. La charge probatoire incombant à l’entreprise sanctionnée
Si la Cour ouvre une voie de contestation à l’entreprise, elle l’assortit d’une condition stricte : la charge de la preuve lui incombe entièrement. La solution retenue ne constitue pas un blanc-seing permettant de remettre en cause systématiquement les données comptables. La Cour de justice prend soin de préciser que la possibilité d’ajuster le chiffre d’affaires n’est ouverte que si l’entreprise avance des éléments « précis et documentés ».
Cette exigence probatoire est essentielle pour préserver la sécurité juridique et l’effet dissuasif des sanctions. L’entreprise ne peut se contenter d’allégations générales. Elle doit fournir des preuves concrètes, telles que des contrats d’agence, des factures détaillées ou des analyses comptables, qui établissent sans équivoque la nature de son activité d’intermédiaire et la distinction claire entre les flux financiers de tiers et ses revenus propres. Le dispositif de l’arrêt est d’ailleurs sans ambiguïté à cet égard. En conditionnant la prise en compte d’un chiffre d’affaires alternatif à la production de preuves robustes, la Cour établit un équilibre entre la protection des droits de l’entreprise et la nécessité d’une répression efficace des pratiques anticoncurrentielles.