Cour de justice de l’Union européenne, le 10 octobre 2019, n°C-674/17

Par un arrêt en date du 10 octobre 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions strictes dans lesquelles un État membre peut déroger à l’interdiction de mise à mort intentionnelle d’une espèce protégée, en l’espèce le loup. En l’espèce, une association finlandaise de défense de l’environnement avait formé un recours contre des décisions de l’Office finlandais de la faune sauvage. Ces décisions autorisaient, sur le fondement d’un plan de gestion national, l’abattage de sept loups dans le cadre d’une chasse dite « de gestion ». L’objectif affiché par les autorités nationales était de lutter contre le braconnage en augmentant la tolérance sociale à l’égard de l’espèce, ce qui justifiait selon elles une intervention légale contre les spécimens jugés problématiques. La procédure interne a conduit la Cour administrative suprême de Finlande à saisir la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Il était demandé à la Cour si la chasse de gestion, visant à combattre une activité illégale par l’abattage autorisé d’une espèce strictement protégée, pouvait relever de la dérogation prévue à l’article 16, paragraphe 1, sous e), de la directive 92/43/CEE « Habitats », et dans quelles conditions. La Cour répond que cette disposition s’oppose à de telles dérogations, à moins qu’un ensemble de conditions cumulatives particulièrement exigeantes ne soit rempli. La solution retenue par la Cour encadre de manière rigoureuse le recours à cette dérogation (I), tout en faisant peser sur les autorités nationales une charge probatoire particulièrement lourde quant à l’innocuité de la mesure pour l’espèce concernée (II).

***

I. L’encadrement rigoureux de la dérogation fondée sur la gestion des populations

La Cour de justice soumet le recours à la dérogation de l’article 16, paragraphe 1, sous e), de la directive « Habitats » à une double condition tenant, d’une part, à la finalité restrictive de la mesure (A) et, d’autre part, à son caractère strictement subsidiaire (B).

A. La finalité restrictive de la dérogation

La Cour rappelle d’emblée que l’article 16, qui constitue une exception au régime de protection stricte, doit être interprété de manière restrictive. La disposition de l’alinéa e) ne saurait constituer un fondement général pour déroger aux interdictions de principe, au risque de priver d’effet utile les autres motifs de dérogation limitativement énumérés aux alinéas a) à d). Par conséquent, cet alinéa ne peut servir de base légale que « dans les cas où les secondes dispositions ne sont pas pertinentes ». Si la lutte contre le braconnage n’est pas expressément visée, la Cour admet qu’elle peut être rattachée à cet objectif, mais de manière indirecte. Elle juge que « la lutte contre le braconnage peut ainsi être invoquée en tant que méthode contribuant au maintien ou au rétablissement dans un état de conservation favorable de l’espèce concernée et, partant, comme un objectif couvert par l’article 16, paragraphe 1, sous e), de cette directive ».

Toutefois, cette reconnaissance de principe est immédiatement assortie d’une exigence probatoire drastique. L’autorité nationale doit démontrer, « sur la base de données scientifiques rigoureuses », que la dérogation est apte à atteindre son objectif. En l’espèce, il lui incombait de prouver que la chasse légale était susceptible de réduire la chasse illégale « dans une mesure telle qu’elle exercerait un effet positif net sur l’état de conservation de la population de loups ». Une simple hypothèse ou une expérimentation aux résultats incertains ne suffit donc pas à justifier une telle mesure, la charge de la preuve de l’aptitude du moyen à atteindre la fin reposant entièrement sur l’autorité qui prend la décision.

B. La subsidiarité de la mesure et l’absence d’autre solution satisfaisante

La Cour réaffirme avec force le caractère subsidiaire de toute dérogation. Une telle mesure n’est envisageable qu’« à condition qu’il n’existe pas une autre solution satisfaisante ». Cette condition s’applique à l’ensemble des motifs de dérogation prévus à l’article 16, paragraphe 1. L’autorité nationale doit ainsi démontrer que l’objectif poursuivi ne peut être atteint par des moyens moins préjudiciables à la conservation de l’espèce. Or, face à une activité illégale comme le braconnage, la Cour estime que la première obligation d’un État membre est de renforcer ses dispositifs de contrôle et de répression.

Elle écarte ainsi l’argument selon lequel les difficultés pratiques de surveillance justifieraient le recours à une dérogation. Au contraire, elle affirme que « la seule existence d’une activité illégale telle que le braconnage ou les difficultés auxquelles se heurte la mise en œuvre du contrôle de celle-ci ne sauraient suffire à dispenser un État membre de son obligation de garantir la protection des espèces protégées ». L’autorisation d’abattre des spécimens ne peut donc être envisagée comme une solution de facilité face à l’incapacité de l’État à faire respecter la loi. La motivation de la décision de dérogation doit comporter des éléments précis et adéquats sur l’inexistence de solutions alternatives, ce qui semble faire défaut en l’espèce.

***

II. La charge probatoire renforcée quant à l’innocuité de la mesure dérogatoire

Au-delà des conditions tenant à sa finalité, la dérogation doit satisfaire à des exigences substantielles relatives à son impact sur l’espèce, tant au regard de l’état de conservation (A) qu’au regard des modalités concrètes de sa mise en œuvre (B).

A. L’exigence impérative du maintien d’un état de conservation favorable

La Cour rappelle que la condition selon laquelle la dérogation ne doit pas nuire « au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées » constitue une condition préalable et nécessaire à l’octroi de toute dérogation. Cette évaluation doit être menée à l’échelle pertinente, c’est-à-dire au niveau national, biogéographique, voire transfrontalier si l’aire de répartition de l’espèce l’exige. L’appréciation ne peut être limitée à la seule zone locale de la chasse, bien que l’impact sur cette zone doive être pris en compte dans l’évaluation globale. La Cour précise également que les autorités ne sauraient tenir compte de la partie de l’aire de répartition s’étendant sur le territoire d’un État tiers non lié par les mêmes obligations de protection.

De manière notable, la Cour n’exclut pas totalement la possibilité d’une dérogation lorsque l’état de conservation de l’espèce est déjà défavorable. Reprenant sa jurisprudence antérieure, elle admet qu’une telle mesure demeure possible « à titre exceptionnel lorsqu’il est dûment établi qu’elles ne sont pas de nature à aggraver l’état de conservation non favorable ». La dérogation doit alors être « neutre pour l’espèce concernée ». Toutefois, cette possibilité théorique est immédiatement tempérée par une référence au principe de précaution, qui impose à l’État membre de s’abstenir en cas d’incertitude scientifique quant à l’impact de la mesure.

B. Le contrôle strict du caractère sélectif et limité des prises

Enfin, la Cour analyse les conditions spécifiques à l’alinéa e) de l’article 16, paragraphe 1, qui impose que la prise soit effectuée « dans des conditions strictement contrôlées, d’une manière sélective et dans une mesure limitée ». Ces exigences cumulatives impliquent un contrôle rigoureux de la part de l’autorité nationale. Le nombre de spécimens doit être « limité et spécifié », non seulement au regard du plafond national, mais aussi en fonction de critères scientifiques précis tenant à la dynamique de la population. Il doit être « circonscrit dans une mesure telle qu’il n’entraîne pas le risque d’un impact négatif significatif sur la structure de la population concernée ».

Le caractère sélectif de la chasse est également scruté avec attention. Il ne suffit pas de formuler de simples recommandations aux chasseurs. Les décisions doivent comporter des obligations claires pour éviter l’abattage de spécimens essentiels à la survie de la meute, tels que les individus reproducteurs. Or, en l’espèce, la Cour relève que les autorisations se bornaient à « recommander » de cibler des spécimens jeunes, ce qui n’a pas empêché l’abattage de mâles dominants. Cette absence de contrainte réelle et l’inefficacité du contrôle a posteriori conduisent la Cour à douter fortement de la conformité des dérogations au droit de l’Union, laissant à la juridiction nationale le soin de constater ce manquement.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture