Par un arrêt du 11 avril 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions de compatibilité d’une réglementation nationale instaurant un prix maximal pour le gaz de pétrole liquéfié en bouteille avec le droit de l’Union. En l’espèce, une législation espagnole imposait depuis de nombreuses années un prix de vente maximal pour les bouteilles de gaz d’un certain poids, ainsi qu’une obligation de distribution à domicile incombant à l’opérateur détenant la plus grande part de marché sur des territoires définis. Deux entreprises du secteur ont contesté la validité de l’arrêté ministériel actualisant ce système devant le Tribunal suprême espagnol, arguant notamment d’une atteinte aux principes de libre concurrence et de proportionnalité. Saisie de plusieurs questions préjudicielles, la juridiction de renvoi cherchait à déterminer si de telles mesures, justifiées par la protection des consommateurs vulnérables, restaient conformes au droit de l’Union malgré leur application générale, leur durée indéterminée et leur effet potentiel de gel du marché. La Cour a jugé que le principe de proportionnalité ne s’opposait pas à de telles mesures, à la condition stricte qu’elles soient limitées dans le temps et n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif d’intérêt économique général poursuivi. Si la Cour admet ainsi le principe d’une intervention étatique justifiée par un intérêt économique général (I), elle en encadre si rigoureusement l’application qu’elle remet en cause la pérennité d’un tel dispositif (II).
I. La reconnaissance du bien-fondé d’une intervention étatique au nom de l’intérêt économique général
La Cour de justice, pour répondre aux interrogations de la juridiction espagnole, a d’abord procédé à une requalification juridique du cadre applicable avant de confirmer la légitimité de l’objectif de protection des consommateurs.
A. La pertinence de la directive sur les services comme cadre d’analyse
La Cour a d’emblée écarté l’application des directives concernant le marché intérieur du gaz naturel, constatant qu’il n’est « pas possible, techniquement, d’injecter et de transporter du gpl en toute sécurité dans le réseau de gaz naturel ». Cette clarification a conduit la Cour à déplacer son analyse sur le terrain de la directive 2006/123/CE relative aux services dans le marché intérieur. Elle a identifié les mesures litigieuses comme des « exigences » au sens de l’article 15 de cette directive, qualifiant la fixation d’un prix maximal de « tarif obligatoire maximum » et l’obligation de livraison à domicile de fourniture d’« autres services spécifiques ». Ce faisant, elle a soumis le dispositif national aux conditions de non-discrimination, de nécessité et de proportionnalité énoncées par ce texte, tout en reconnaissant que ces mesures relevaient bien d’un service d’intérêt économique général, entrant par conséquent dans le champ d’application de la directive.
B. La validation de l’objectif de protection des consommateurs
La Cour reconnaît que la protection des consommateurs, en particulier les plus vulnérables, constitue une « raison impérieuse d’intérêt général » susceptible de justifier des restrictions à la liberté d’établissement. En l’espèce, les mesures visaient à garantir un approvisionnement en énergie à un prix raisonnable, ce qui correspond à un objectif d’intérêt économique général au sens de l’article 106 du TFUE. L’arrêt admet donc que des États membres puissent imposer des obligations de service public pour assurer la cohésion sociale et territoriale. Cette reconnaissance de principe confirme la marge de manœuvre dont disposent les autorités nationales pour intervenir sur le marché lorsque le libre jeu de l’offre et de la demande ne permet pas de satisfaire des besoins sociaux essentiels. La Cour ne condamne donc pas l’intervention en elle-même, mais se réserve d’en contrôler très précisément les modalités d’application.
Cette validation de principe ne constitue cependant pas un blanc-seing accordé à l’État membre. La Cour assortit en effet sa reconnaissance de conditions si strictes qu’elles transforment l’appréciation de la légalité des mesures en un examen rigoureux de leur proportionnalité, menaçant directement leur maintien en l’état.
II. Un contrôle de proportionnalité rigoureux limitant la pérennité du dispositif
La Cour de justice insiste sur deux aspects fondamentaux du contrôle de proportionnalité qui conditionnent la validité des mesures nationales : le caractère nécessairement temporaire de l’intervention et l’obligation d’examiner en permanence si des alternatives moins restrictives existent.
A. L’exigence impérative d’une durée limitée
La Cour énonce clairement que la compatibilité d’une entrave aux libertés du marché intérieur est subordonnée à sa durée, laquelle « ne dépasse pas ce qui est nécessaire afin d’atteindre l’objectif d’intérêt général poursuivi ». Elle souligne que le maintien des mesures espagnoles depuis plus de dix-huit ans, malgré leur caractère officiellement transitoire, est un indice majeur d’une possible disproportion. L’arrêt précise qu’un mécanisme de révision périodique des tarifs ne saurait être assimilé à une limitation de la durée de la mesure elle-même. La Cour impose aux autorités nationales une obligation de « réexamen périodique, à des périodes rapprochées, de la nécessité et des modalités de leur intervention, en fonction de l’évolution du marché concerné ». Une intervention conçue comme temporaire ne peut, sans une justification circonstanciée et régulièrement réévaluée, devenir une caractéristique permanente du marché.
B. L’appréciation de la nécessité de la mesure et de ses effets sur le marché
Au-delà de la durée, la Cour demande à la juridiction nationale de vérifier si les mesures ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire. Le fait que le prix réglementé bénéficie à tous les consommateurs domestiques, et non uniquement aux personnes vulnérables, constitue un indice de disproportion. La Cour invite à examiner « la possibilité ainsi que l’opportunité d’adopter des mesures ciblant davantage les consommateurs vulnérables ». De plus, il incombe au juge national de déterminer si le dispositif a pour effet de « geler la situation de faible concurrence en faisant obstacle à l’entrée de nouveaux opérateurs ». Si le prix maximal fixé est substantiellement inférieur aux prix du marché, il peut rendre non rentable l’activité des concurrents et ainsi pérenniser la position de l’opérateur historique, à l’encontre des objectifs de libéralisation du marché intérieur. La solution de la Cour impose donc une analyse économique fine des effets réels des mesures sur la structure concurrentielle du secteur concerné.