Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé le régime de la directive (UE) 2019/1023 sur la restructuration et l’insolvabilité, notamment durant la période précédant l’échéance de son délai de transposition. En l’espèce, une procédure de remise de dettes avait été initiée par un débiteur dans un État membre. Cette procédure s’est déroulée après l’entrée en vigueur de la directive, mais avant que l’État membre concerné n’ait transposé ses dispositions dans son ordre juridique interne et avant l’expiration du délai imparti pour ce faire. Une question se posait quant à l’exclusion de certaines créances publiques du bénéfice de cette remise de dettes, une exclusion prévue par le droit national mais non explicitement mentionnée dans la directive.
Saisie par la juridiction nationale, la Cour de justice était amenée à déterminer si les dispositions de cette directive pouvaient produire des effets avant même l’expiration de leur délai de transposition. Il s’agissait plus précisément de savoir si une juridiction nationale était tenue d’interpréter son droit interne de manière conforme aux objectifs de la directive pendant cette période intermédiaire. La question portait également sur la latitude laissée aux États membres pour exclure certaines catégories de créances, au-delà de la liste fournie par le texte européen. Le problème de droit consistait donc à définir l’étendue des obligations d’un juge national face à une directive non encore transposée mais entrée en vigueur, et à clarifier la portée des exceptions au principe de la remise de dettes.
La Cour de justice de l’Union européenne répond en plusieurs points. D’une part, elle énonce que « le principe d’interprétation conforme n’est pas applicable » à une situation où les faits sont antérieurs à l’échéance du délai de transposition de la directive. D’autre part, elle juge que la liste des créances exclues de la remise de dettes figurant à l’article 23, paragraphe 4, de la directive « n’a pas un caractère exhaustif », permettant aux États membres d’ajouter d’autres catégories de créances pourvu que l’exclusion soit « dûment justifiée en vertu du droit national ». Enfin, elle considère qu’une interprétation par une juridiction nationale qui remettrait en cause l’exclusion des créances publiques ne risquerait pas de « compromettre sérieusement » la réalisation de l’objectif de la directive.
Cette décision clarifie ainsi le régime temporel d’application de la directive (I), tout en définissant la marge de manœuvre laissée aux droits nationaux quant à son application matérielle (II).
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I. Une application temporellement encadrée de la directive
La Cour apporte une précision essentielle sur l’application de la directive dans le temps, en rejetant l’idée d’une interprétation conforme anticipée (A), tout en validant une certaine autonomie du droit national pendant la période de transposition (B).
A. Le rejet de l’interprétation conforme anticipée
La Cour de justice affirme clairement que le principe d’interprétation conforme ne s’impose pas à une juridiction nationale pour des faits survenus avant l’expiration du délai de transposition de la directive. Cette solution repose sur une conception stricte de la sécurité juridique. En effet, tant que le délai de transposition n’est pas échu, les États membres ne sont pas en défaut et les justiciables ne peuvent se voir opposer des obligations issues d’un texte qui n’a pas encore été intégré en droit interne.
La Cour rappelle ainsi sa jurisprudence constante selon laquelle l’obligation d’interprétation conforme ne naît qu’après l’expiration du délai de transposition. L’étendre à la période antérieure reviendrait à donner un effet direct partiel à la directive, ce qui brouillerait la répartition des compétences entre l’Union et ses membres. La décision énonce à cet égard que « le principe d’interprétation conforme n’est pas applicable à une situation dans laquelle les faits se sont déroulés […] avant celles de l’échéance du délai de transposition de cette directive et de la transposition de celle-ci dans le droit national ». Ce faisant, elle préserve la prévisibilité du droit pour les opérateurs économiques et les autorités publiques.
B. La permission d’une appréciation nationale justifiée
En conséquence directe de cette approche temporelle, la Cour admet qu’une réglementation nationale puisse prévoir des règles différentes de celles de la directive pendant la période de transition. En l’occurrence, elle examine la possibilité pour un État membre d’exclure les créances publiques de la remise de dettes. Une telle exclusion doit cependant reposer sur une justification adéquate.
La Cour souligne qu’une interprétation par les juridictions nationales, même si elle s’écarte de la future législation de transposition, ne compromet pas nécessairement l’objectif de la directive. Elle estime qu’une lecture du droit national selon laquelle « l’exclusion des créances publiques de la remise de dettes n’est pas dûment justifiée » ne risque pas de « compromettre sérieusement, après l’expiration de ce délai, la réalisation de l’objectif poursuivi par cette directive ». Cette analyse confère au juge national un rôle pivot : il peut, sur la base de son propre droit, moduler la portée d’une exclusion sans pour autant violer une obligation de coopération loyale envers l’Union.
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II. Une application matériellement flexible de la directive
Au-delà des aspects temporels, l’arrêt précise le contenu matériel de la directive, en confirmant le caractère non exhaustif des exclusions à la remise de dettes (A), ce qui ouvre la voie à un contrôle de proportionnalité par le juge national (B).
A. Le caractère non exhaustif de la liste d’exclusions
La Cour interprète l’article 23, paragraphe 4, de la directive en faveur de la souveraineté des États membres. Elle juge que « la liste des classes spécifiques de créances y figurant n’a pas un caractère exhaustif ». Cette solution offre aux législateurs nationaux la faculté d’adapter le mécanisme de remise de dettes aux spécificités de leur système juridique et économique.
Les États membres peuvent donc exclure des dettes autres que celles expressément visées par la directive, comme les créances alimentaires ou les créances délictuelles. Cette flexibilité est cependant conditionnée. L’exclusion doit être « dûment justifiée en vertu du droit national ». La Cour n’offre pas un chèque en blanc mais encadre cette liberté par une exigence de justification, qui déplace le débat du terrain de la légalité à celui de la légitimité des choix opérés par le législateur national. L’exclusion des créances publiques, souvent justifiée par la nécessité de préserver les finances de l’État, pourrait ainsi être admise sous réserve d’une telle démonstration.
B. La portée du contrôle de la justification nationale
En soumettant les exclusions nationales à une condition de justification, la Cour confère implicitement au juge national le pouvoir d’en contrôler le bien-fondé. Le critère d’une exclusion « dûment justifiée » invite à un examen de proportionnalité. Le juge devra vérifier si l’exclusion d’une catégorie de dettes poursuit un objectif légitime et si elle ne porte pas une atteinte excessive aux droits du débiteur et à l’objectif même de la directive, qui est de permettre une seconde chance.
La portée de cette décision est donc considérable pour l’avenir. Elle établit un dialogue entre le droit de l’Union et les droits nationaux, où la cohérence du système d’insolvabilité est préservée non par une uniformisation stricte, mais par un contrôle juridictionnel de la justification des dérogations. Il appartiendra donc aux juridictions nationales, sous le contrôle éventuel de la Cour de justice, de définir les contours de ce qui constitue une justification suffisante pour priver un débiteur de la remise de certaines de ses dettes, notamment publiques.