Par un arrêt rendu sur question préjudicielle du Conseil d’État, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les critères de distinction entre une livraison de biens et une prestation de services en matière de taxe sur la valeur ajoutée, s’agissant d’une activité de reprographie.
En l’espèce, une société spécialisée dans la reprographie de documents pour une clientèle professionnelle avait déclaré et acquitté la taxe sur la valeur ajoutée lors de l’encaissement de ses factures, qualifiant son activité de prestation de services. L’administration fiscale, considérant au contraire qu’il s’agissait de livraisons de biens, a notifié à l’entreprise un redressement fiscal correspondant à la taxe facturée mais non encore versée à la date de clôture de l’exercice. Le fait générateur et l’exigibilité de la taxe différaient en effet selon la qualification retenue.
Le tribunal administratif de Paris, saisi par la société, a rejeté sa demande de décharge des rappels de taxe. Cette décision a été confirmée par la cour administrative d’appel de Paris. La société a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État. Celui-ci, estimant que la solution du litige dépendait de l’interprétation de la sixième directive relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, a sursis à statuer et a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle.
Il était ainsi demandé à la Cour quels critères permettent de déterminer si une activité de reprographie doit être qualifiée de livraison de biens au sens de l’article 5, paragraphe 1, de la sixième directive, ou de prestation de services au sens de son article 6, paragraphe 1.
La Cour de justice répond qu’une activité de reprographie constitue une livraison de biens lorsqu’elle se limite à la reproduction de documents, impliquant le transfert au client du pouvoir de disposer des supports matériels comme un propriétaire. Elle précise cependant que cette même activité doit être qualifiée de prestation de services si des prestations complémentaires, par leur importance, leur coût, ou le temps nécessaire à leur exécution, revêtent un caractère prédominant par rapport à la simple livraison des copies et constituent une fin en soi pour le client.
La solution apportée par la Cour de justice consacre une approche duale. Elle réaffirme d’abord la qualification de principe de l’activité de reprographie en tant que livraison de biens (I), avant de ménager une exception substantielle fondée sur le caractère prédominant des services éventuellement associés (II).
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I. La qualification principielle de l’activité de reprographie en livraison de biens
La Cour de justice fonde sa qualification de principe sur une approche matérialiste de l’opération, centrée sur le support physique (A), et la confirme par l’application du critère juridique du transfert de pouvoir de disposition (B).
A. La confirmation d’une approche matérialiste de l’opération
L’analyse de la Cour repose sur une distinction fondamentale établie par la sixième directive entre la livraison de biens et la prestation de services. Pour qualifier l’opération de reprographie, la Cour identifie son objet principal. Dans sa forme la plus simple, l’activité consiste à produire des copies sur un support papier. La Cour estime que l’objet économique de la transaction réside dans la remise de ces copies matérielles au client.
En effet, le travail du reprographe, bien qu’impliquant un savoir-faire technique pour le choix et la programmation des machines, a pour finalité la production d’un objet tangible. La Cour considère que les diverses manipulations, telles que l’assemblage ou le brochage, sont des actes nécessaires et étroitement liés à la livraison de ce bien. Elle juge que, pour le client, « la fin en soi de l’activité du reprographe est constituée par la mise à disposition […] des copies de l’original ». Cette approche privilégie donc l’élément matériel, le bien corporel, comme étant l’élément central de la transaction économique.
B. La mise en évidence du critère du transfert de pouvoir de disposition
Pour asseoir juridiquement cette qualification, la Cour se réfère à l’article 5, paragraphe 1, de la sixième directive, qui définit la livraison de biens comme « le transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire ». Elle applique ce critère de manière rigoureuse à l’espèce. Le reprographe utilise ses propres matériaux, comme le papier et l’encre, sur lesquels il exerce un droit de propriété.
Lorsqu’il remet les copies terminées à son client, il transfère la propriété de ces supports physiques. La Cour souligne avec pertinence que le client, propriétaire de l’original, « n’ayant jamais été privé de son droit de disposer du contenu incorporel des copies », la transaction ne porte pas sur ce contenu mais uniquement sur le support. Le prix facturé, déterminé selon des critères techniques et quantitatifs et non selon la valeur intellectuelle de l’original, vient corroborer cette analyse. C’est bien le pouvoir de disposer du bien corporel, la copie imprimée, qui est transféré.
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II. L’exception tenant au caractère prédominant de la prestation de services
Après avoir posé le principe, la Cour nuance sa position en introduisant une exception significative, qui repose sur une analyse économique globale de l’opération (A) et confère, en conséquence, un rôle déterminant au juge national dans l’appréciation des faits (B).
A. La consécration d’une analyse économique globale
La Cour reconnaît que l’activité de reprographie peut excéder la simple reproduction mécanique. Elle envisage l’hypothèse où le professionnel fournit des prestations complémentaires, telles que le conseil, l’adaptation ou la modification de l’original. Dans une telle situation, l’opération devient une prestation complexe unique dont il faut identifier l’élément prédominant.
Pour déterminer si la prestation de services l’emporte sur la livraison de biens, la Cour établit une série de critères d’appréciation factuels. Le juge doit évaluer « l’importance que revêtent ces prestations pour le client, de l’ampleur du traitement du document original fourni par le client, du temps que nécessite l’exécution de ces prestations et de la part du coût total qu’elles représentent ». Si ces services constituent une fin en soi pour le client, alors l’ensemble de l’opération doit être qualifié de prestation de services. Cette méthode pragmatique dépasse la simple analyse matérielle pour s’attacher à la substance économique de la transaction.
B. L’attribution d’un rôle déterminant au juge national
En définissant une qualification de principe et une exception fondée sur des critères factuels, la Cour de justice laisse une marge d’appréciation considérable à la juridiction de renvoi. Il appartiendra en effet au Conseil d’État, et par extension à tout juge national confronté à une situation similaire, d’examiner au cas par cas les circonstances de l’espèce pour déterminer si les prestations de services associées à la reprographie sont simplement accessoires ou si elles sont prédominantes.
Cette solution illustre le dialogue entre le juge européen et le juge national. La Cour fournit un cadre d’interprétation uniforme du droit de l’Union, mais elle renvoie l’application concrète aux juridictions nationales, seules compétentes pour apprécier les faits. La portée de l’arrêt est donc double : il clarifie le droit applicable tout en responsabilisant le juge national, qui devra procéder à une analyse économique détaillée pour qualifier correctement l’opération au regard de la taxe sur la valeur ajoutée.