Cour de justice de l’Union européenne, le 11 juillet 2013, n°C-439/11

L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, ici commenté, offre un éclairage substantiel sur l’étendue du contrôle juridictionnel exercé sur les décisions de l’autorité de concurrence de l’Union. Saisie d’un pourvoi par une entreprise sanctionnée pour sa participation à une entente dans le secteur des déménagements internationaux, la Cour se prononce sur plusieurs questions fondamentales relatives à l’application du droit de la concurrence. Les faits à l’origine du litige concernent une décision par laquelle l’institution européenne a infligé une amende à plusieurs sociétés pour avoir mis en œuvre un accord horizontal de fixation de prix et de répartition de marché. L’entreprise requérante a contesté cette décision devant le Tribunal, qui a statué sur ses prétentions. Insatisfaite du jugement rendu, l’entreprise a formé un pourvoi devant la Cour de justice, soulevant des moyens tirés, d’une part, d’une application erronée des règles relatives à l’affectation sensible du commerce entre États membres et, d’autre part, d’une violation de ses droits fondamentaux dans le cadre de la fixation du montant de l’amende. Le problème de droit central posé à la Cour consiste à déterminer dans quelle mesure l’institution est liée par les lignes directrices qu’elle édicte, notamment en ce qui concerne l’obligation de définir formellement un marché pertinent pour établir une infraction. De manière connexe, la Cour est amenée à préciser les exigences de motivation qui pèsent sur l’institution lorsqu’elle fixe le montant d’une amende pour une infraction qualifiée de très grave. Par sa décision, la Cour de justice rejette l’intégralité du pourvoi, validant ainsi l’approche du Tribunal. Elle juge que si l’institution s’autolimite par ses propres lignes directrices, les exigences qui en découlent doivent être appréciées de manière contextuelle, sans formalisme excessif. De même, elle considère que l’obligation de motivation d’une amende peut être allégée lorsque le montant retenu est manifestement favorable à l’entreprise concernée.

L’analyse de la Cour s’articule autour de la force normative des lignes directrices et de l’appréciation concrète de leur mise en œuvre, illustrant une tension entre la sécurité juridique et le pragmatisme nécessaire à l’application du droit de la concurrence (I). Cette approche se prolonge dans l’examen du pouvoir de sanction, où la Cour module les exigences de motivation au regard de la gravité de l’infraction et du quantum de la peine, tout en réaffirmant les principes d’impartialité et d’égalité de traitement (II).

I. La portée des lignes directrices sur l’appréciation de l’affectation du commerce interétatique

La décision de la Cour réaffirme d’abord la force contraignante des lignes directrices, qui obligent l’institution à respecter les règles qu’elle s’est elle-même fixées (A). Cependant, elle admet une application assouplie de ces règles, notamment en ce qui concerne la définition du marché, lorsque la nature de l’infraction le justifie (B).

A. La force contraignante reconnue aux lignes directrices

La Cour de justice commence par rappeler une jurisprudence constante selon laquelle une institution peut encadrer l’exercice de son pouvoir d’appréciation par des actes de portée générale comme des lignes directrices. En publiant de telles règles, l’institution s’autolimite et ne peut s’en écarter sans fournir une justification compatible avec les principes généraux du droit, notamment l’égalité de traitement et la protection de la confiance légitime. L’arrêt énonce clairement que de telles règles de conduite « ayant une portée générale puissent déployer des effets juridiques ». En l’espèce, les lignes directrices relatives à l’affectation du commerce entre États membres sont considérées comme ayant cet effet. Ayant choisi de les appliquer pour déterminer si l’entente avait une incidence sensible sur le commerce, l’institution était tenue de les respecter.

Cette position confirme que les opérateurs économiques peuvent légitimement se fier au cadre méthodologique publié par l’autorité de concurrence. En reconnaissant que ces actes peuvent produire des effets juridiques, la Cour renforce la prévisibilité du droit et la sécurité juridique pour les entreprises. Elle souligne ainsi que le pouvoir discrétionnaire de l’administration n’est pas absolu et trouve ses limites dans le respect des engagements qu’elle prend publiquement. Cette approche garantit une application plus homogène et transparente du droit de la concurrence, en soumettant l’action de l’institution à un cadre qu’elle a elle-même défini et rendu public, ce qui constitue une garantie essentielle pour les justiciables.

B. L’application assouplie de l’obligation de définition du marché

Malgré le caractère contraignant des lignes directrices, la Cour valide le raisonnement du Tribunal qui a admis que l’obligation de définir le marché pouvait être satisfaite sans une analyse formelle et exhaustive. Le point 55 des lignes directrices prévoit pourtant qu’il convient de définir le marché pour appliquer le seuil de part de marché de 5 %. Le Tribunal avait jugé que l’institution n’avait pas formellement respecté cette obligation mais que, exceptionnellement, cela ne viciait pas sa décision. La Cour précise la lecture du Tribunal en jugeant qu’une « description suffisamment détaillée du secteur en cause » peut tenir lieu de définition du marché dans certaines circonstances. En effet, elle estime qu’une telle description « constituait une définition du marché au sens du point 55 des lignes directrices relatives à l’affectation du commerce, permettant d’apprécier si ledit seuil de 5 % était dépassé ».

Cette solution pragmatique évite d’imposer un fardeau excessif à l’institution dans les cas d’infractions flagrantes, comme les cartels de prix, où l’objet anticoncurrentiel est manifeste. La définition du marché, dans ce contexte, n’a pas pour but d’analyser la puissance de marché d’une entreprise, mais simplement de vérifier si l’accord a une portée non négligeable. En considérant qu’une description factuelle précise du secteur, de l’offre, de la demande et de la portée géographique suffit, la Cour adopte une approche fonctionnelle. La rigueur de la définition du marché varie donc en fonction de l’objectif poursuivi. Cette flexibilité, si elle est économiquement justifiée, peut toutefois être perçue comme une source d’insécurité juridique, la frontière entre une « description suffisante » et une définition formelle n’étant pas toujours aisée à tracer.

II. Le contrôle juridictionnel de l’exercice du pouvoir de sanction

Après avoir validé l’analyse relative à l’infraction, la Cour se penche sur la légalité de la sanction. Elle se prononce sur l’étendue de l’obligation de motivation de l’amende, qu’elle estime proportionnée à la gravité de l’infraction et au montant retenu (A). Elle écarte enfin les arguments tirés d’un prétendu manque d’impartialité de l’institution et d’une rupture d’égalité de traitement (B).

A. L’exigence de motivation de l’amende à l’épreuve de la gravité de l’infraction

L’entreprise requérante soutenait que la motivation de l’amende, fondée sur la seule nature « très grave » de l’infraction pour fixer la proportion de la valeur des ventes à 17 %, était insuffisante. La Cour rejette ce grief en validant le raisonnement du Tribunal. Celui-ci avait estimé que si une motivation plus détaillée est en principe requise, elle peut s’avérer non nécessaire dans certaines circonstances. En l’espèce, le taux de 17 % se situait à peine au-dessus de la moitié de l’échelle pouvant aller jusqu’à 30 % pour les infractions les plus graves. Le Tribunal avait jugé que cette « motivation ne peut être suffisante que dans la situation où la Commission applique un taux très proche de la limite inférieure de la fourchette prévue pour les restrictions les plus graves, qui est en outre très favorable à la requérante ».

La Cour confirme cette approche en considérant que l’entreprise n’avait pas d’intérêt à recevoir une explication plus détaillée pour un taux qui lui était favorable. Cette solution subordonne l’intensité de l’obligation de motivation à l’intérêt du destinataire de l’acte. Si une telle approche est empreinte de pragmatisme, elle n’est pas sans risque au regard du droit à un procès équitable, qui inclut le droit à une décision motivée permettant d’en comprendre la justification. En liant le niveau d’exigence de motivation au quantum de la sanction par rapport à l’échelle applicable, la Cour introduit une forme de proportionnalité dans l’obligation de motiver, ce qui pourrait être interprété comme un affaiblissement des garanties procédurales lorsque la sanction n’atteint pas les niveaux les plus élevés.

B. Le rejet des griefs relatifs à la partialité institutionnelle et à l’égalité de traitement

L’entreprise faisait valoir que l’institution avait manqué d’impartialité objective, dès lors qu’elle était elle-même victime de l’entente sur laquelle elle enquêtait. La Cour écarte fermement cet argument. Elle juge que « le seul fait que la Commission enquête sur une entente qui a porté atteinte aux intérêts financiers de l’Union et la sanctionne ne saurait emporter un défaut d’impartialité objective de celle-ci ». Admettre le contraire priverait l’institution de sa compétence, conférée par les traités, de veiller à l’application des règles de concurrence. La garantie fondamentale réside, selon la Cour, dans le contrôle juridictionnel a posteriori exercé par le Tribunal et la Cour, qui assure le respect de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux.

Enfin, concernant la prétendue violation du principe d’égalité de traitement, l’entreprise se comparait à une autre société ayant bénéficié d’une réduction d’amende. La Cour rappelle que ce principe suppose que les situations soient comparables. Or, elle approuve le Tribunal d’avoir jugé les situations non comparables, notamment en raison de la différence considérable du poids de l’amende par rapport au chiffre d’affaires respectif des deux entreprises. Ce faisant, la Cour réaffirme que l’appréciation du caractère comparable des situations relève d’une analyse factuelle précise, qui échappe en principe au contrôle du juge du pourvoi, sauf dénaturation. Elle confirme ainsi une approche stricte du principe d’égalité, qui ne saurait être invoqué pour réclamer l’alignement sur un traitement plus favorable accordé dans des circonstances différentes.

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Hassan KOHEN
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