Par un arrêt du 24 octobre 2012, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions d’imputation de la responsabilité d’une infraction aux règles de la concurrence d’une filiale à sa société mère. En l’espèce, la Commission européenne avait infligé une amende à une entreprise active dans le secteur des services de déménagements internationaux pour sa participation à une entente. Elle avait également déclaré la société mère, une fondation détenant la quasi-totalité des parts de la filiale mais n’exerçant aucune activité commerciale propre, solidairement responsable du paiement d’une partie de cette amende. Saisi d’un recours par la société mère, le Tribunal de l’Union européenne avait annulé la décision de la Commission à son égard. Il avait jugé, d’une part, que la société mère ne pouvait être tenue pour responsable car elle ne constituait pas une « entreprise » au sens du droit de la concurrence et, d’autre part, qu’elle avait en tout état de cause réussi à renverser la présomption d’exercice d’une influence déterminante sur sa filiale. La Commission a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice. Il était donc demandé à la Cour de justice de déterminer si la responsabilité d’une infraction aux règles de concurrence peut être imputée à une société mère qui ne constitue pas elle-même, de manière isolée, une entreprise au sens de l’article 81 du traité CE. La Cour était également amenée à préciser les conditions dans lesquelles la présomption d’exercice d’une influence déterminante par une société mère sur sa filiale peut être renversée. En réponse, la Cour de justice annule l’arrêt du Tribunal. Elle juge que la notion d’entreprise doit être comprise comme une unité économique, sans qu’il soit nécessaire que la société mère, prise isolément, exerce une activité économique. Elle précise en outre que le renversement de la présomption d’influence déterminante ne peut reposer sur une analyse purement formelle issue du droit des sociétés, mais doit prendre en compte la réalité des liens économiques et organisationnels. La Cour, en censurant le raisonnement du Tribunal, clarifie la notion d’entreprise en droit de la concurrence en affirmant sa conception unitaire (I), tout en renforçant la portée de la présomption d’influence déterminante exercée par la société mère (II).
I. L’affirmation d’une conception unitaire de la notion d’entreprise
La Cour de justice rejette l’approche analytique du Tribunal qui exigeait que la société mère possède elle-même la qualité d’entreprise (A), pour lui substituer une conception unitaire fondée sur la primauté de l’unité économique (B).
A. Le rejet de l’exigence d’une activité économique propre de la société mère
Le Tribunal avait estimé « que la société mère d’une entreprise qui a commis une infraction à l’article 81 CE ne peut être sanctionnée par une décision d’application de l’article 81 CE, si elle n’est pas une entreprise elle-même ». Ce faisant, il avait dissocié la question de la qualité d’entreprise de celle de l’imputation de l’infraction. La Cour de justice censure cette approche, la qualifiant d’erreur de droit. Elle rappelle que le droit de la concurrence vise les activités des entreprises, comprises comme toute entité exerçant une activité économique. Toutefois, la Cour précise que cette notion désigne une unité économique qui peut être constituée de plusieurs personnes juridiques distinctes.
Dès lors, la question pertinente n’est pas de savoir si chaque entité juridique composant l’unité économique répond, prise isolément, à la définition d’une entreprise. L’élément essentiel est de déterminer si la société mère et sa filiale forment une seule et même entreprise au sens de l’article 81 CE, en raison de l’absence d’autonomie de la seconde sur le marché. En jugeant que le Tribunal avait commis une erreur de droit en vérifiant si la fondation était, « prise isolément, une entreprise au sens de l’article 81 CE », la Cour confirme que l’absence d’activité économique directe de l’entité faîtière est indifférente.
B. La primauté de l’unité économique sur le statut juridique individuel
En conséquence, la Cour réaffirme que la responsabilité d’une infraction peut être imputée à une société mère lorsque celle-ci exerce une influence déterminante sur sa filiale, formant avec elle une unité économique. Dans une telle situation, l’ensemble constitue l’entreprise qui répond de l’infraction. La Cour souligne que « le seul élément déterminant aux fins de la sanction est que l’ensemble des entités juridiques qui sont tenues solidairement […] au paiement de la même amende constituent ensemble […] une seule entreprise au sens de l’article 81 CE ». La nature juridique de la société mère, qu’il s’agisse d’une société holding ou d’une fondation, est sans pertinence.
Cette solution consacre une approche fonctionnelle et réaliste, privilégiant la réalité économique sur le formalisme juridique. Elle empêche les structures de groupe de s’abriter derrière le statut juridique spécifique d’une entité faîtière, telle qu’une fondation ou une holding pure, pour échapper à leur responsabilité. La Cour clarifie ainsi que la condition d’application du droit de la concurrence ne s’apprécie pas au niveau de chaque composante du groupe, mais au niveau de l’unité économique qu’elles forment sur le marché pertinent.
II. Le renforcement de la présomption d’influence déterminante de la société mère
Après avoir rectifié l’interprétation de la notion d’entreprise, la Cour examine les conditions de réfutation de la présomption d’influence déterminante, censurant l’appréciation formaliste du Tribunal (A) pour lui opposer une analyse fondée sur la réalité des liens organisationnels et personnels (B).
A. La censure d’une appréciation formaliste des liens entre sociétés
Le Tribunal avait jugé la présomption d’influence renversée en se fondant sur des éléments tirés du droit des sociétés. Il avait relevé l’absence de réunion formelle du conseil d’administration de la société mère et d’assemblée générale des actionnaires de la filiale durant la période infractionnelle. La Cour de justice juge qu’« en jugeant ainsi, le Tribunal a commis une erreur de droit ». Elle lui reproche de s’être limité à une analyse formelle, alors que la jurisprudence constante exige de prendre en considération « l’ensemble des éléments pertinents relatifs aux liens économiques, organisationnels et juridiques » qui unissent la mère et sa filiale.
L’exercice effectif d’une influence déterminante n’est pas subordonné au respect des exigences de forme prévues par le droit des sociétés. La seule absence de décisions de gestion formelles de la part de l’entité faîtière ne saurait suffire à établir l’autonomie de la filiale. La Cour écarte ainsi une approche qui permettrait aux entreprises de se prévaloir de leur propre inaction sur le plan formel pour contester leur responsabilité. Cette censure réaffirme que la réalité économique doit primer sur les apparences juridiques et les constructions sociétaires.
B. La portée de la présomption face à la réalité des liens organisationnels et personnels
À l’analyse restrictive du Tribunal, la Cour oppose une approche globale qui inclut les liens informels. Elle souligne que l’unité économique peut naître de façon informelle, « notamment en raison de l’existence de liens personnels existant entre les entités juridiques ». En l’espèce, la Cour relève que les mêmes personnes physiques assuraient la direction de la société mère et de la filiale, les trois personnes disposant de la majorité des voix au conseil de la fondation composant l’intégralité du conseil d’administration de la filiale. Une telle confusion d’intérêts et de direction est un indice majeur de l’absence d’autonomie de la filiale.
En exigeant de la société mère qu’elle apporte des éléments concrets de nature à établir que, malgré cette forte imbrication, la filiale se comportait de façon autonome, la Cour rend le renversement de la présomption particulièrement difficile dans de telles configurations. La décision renforce donc considérablement la portée de la présomption de l’exercice effectif d’une influence déterminante, en particulier en présence d’une union personnelle au niveau des organes de direction. Elle confirme que la charge de la preuve pesant sur la société mère est lourde et ne peut être satisfaite par de simples arguments formalistes.