Par un arrêt rendu en assemblée plénière, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur un recours en manquement initié par la Commission à l’encontre de la République française. La Commission soutenait que certaines dispositions du droit français relatives aux procédures de recours en matière de passation des marchés publics étaient incompatibles avec les exigences des directives 89/665/CEE et 92/13/CEE. La procédure litigieuse concernait, d’une part, la possibilité pour un pouvoir adjudicateur de réduire le délai de suspension de signature du contrat en cas d’urgence et, d’autre part, l’instauration d’une mise en demeure préalable obligatoire et non suspensive avant l’introduction d’un référé précontractuel.
La Commission avançait deux griefs distincts. Premièrement, elle contestait la conformité d’une disposition nationale permettant une réduction du délai de suspension, dit de standstill, au motif que cela porterait atteinte à l’effectivité du recours des soumissionnaires évincés. Secondement, elle arguait que l’article 1441-1 du code de procédure civile, en imposant une mise en demeure préalable dont le délai de réponse de dix jours court parallèlement au délai de suspension de signature du contrat, également de dix jours, privait de son effet utile le référé précontractuel. La République française, pour sa défense, affirmait que la réduction du délai en cas d’urgence était encadrée par le principe de proportionnalité et que les directives n’imposaient pas de caractère suspensif à une démarche préalable de recours gracieux.
Il était donc demandé à la Cour de justice de déterminer si la législation française, d’une part en autorisant une réduction proportionnée du délai de suspension en cas d’urgence, et d’autre part en instituant une mise en demeure préalable non suspensive, méconnaissait les obligations découlant des directives sur les recours en matière de marchés publics.
La Cour rejette le premier grief de la Commission, considérant que la simple possibilité de réduire le délai de suspension n’est pas en soi contraire aux directives, dès lors que cette réduction doit être proportionnée à la situation et laisser un temps raisonnable pour l’exercice d’un recours. En revanche, elle accueille le second grief. La Cour juge que le mécanisme de la mise en demeure préalable, tel qu’organisé par le droit français, peut dans certaines circonstances rendre impossible l’introduction d’un référé précontractuel avant la signature du contrat, violant ainsi l’exigence d’un recours effectif. La Cour constate par conséquent que la République française a manqué à ses obligations.
Si la Cour admet une certaine flexibilité dans l’aménagement du délai de recours précontractuel, elle sanctionne fermement tout mécanisme procédural qui en anéantirait la substance. Ainsi, l’arrêt valide une application proportionnée du délai de suspension (I), tout en censurant une disposition nationale neutralisant l’effet utile du recours juridictionnel (II).
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I. La consécration d’un aménagement proportionné du délai de standstill
La Cour de justice rejette la position de la Commission qui plaidait pour une application stricte du délai de suspension, validant ainsi une approche plus souple fondée sur le principe de proportionnalité. Cette solution reconnaît la nécessité d’adapter les procédures aux circonstances factuelles, sans pour autant sacrifier le droit au recours des opérateurs économiques.
A. Le rejet d’une interprétation rigide du délai de recours précontractuel
La Cour écarte l’argument de la Commission selon lequel toute réduction du délai de suspension serait contraire aux directives. Elle s’attache au texte même de la disposition nationale litigieuse, qui précise que la réduction ne peut intervenir que « dans des proportions adaptées à la situation ». Cette formulation emporte l’adhésion de la Cour, car elle intègre une exigence de proportionnalité. Le pouvoir adjudicateur ne dispose pas d’un pouvoir discrétionnaire, mais doit justifier la réduction du délai par l’intensité de l’urgence.
En ce sens, la Cour estime que la Commission n’a pas suffisamment démontré en quoi ce cadre juridique, qui impose une analyse au cas par cas, porterait par nature atteinte aux exigences communautaires. Elle affirme que « l’éventuelle réduction dudit délai doit être conforme au principe de proportionnalité et doit pouvoir être justifiée au regard de la situation à laquelle font face le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice ». Le raisonnement de la Cour repose donc sur la confiance accordée au contrôle de proportionnalité pour garantir un juste équilibre entre l’efficacité de l’action administrative et la protection des droits des soumissionnaires.
B. La validation du contrôle de proportionnalité par le pouvoir adjudicateur
En validant ce mécanisme, la Cour reconnaît implicitement que les impératifs d’urgence peuvent légitimement conduire à un aménagement des délais. Elle souligne cependant que le pouvoir adjudicateur reste contraint de préserver l’objet même du délai de standstill. Ce dernier est de garantir qu’un « délai raisonnable » subsiste pour permettre aux opérateurs évincés de contester la décision d’attribution avant que le contrat ne soit conclu. La Cour rappelle que l’objectif fondamental est de permettre l’introduction d’une demande de mesures provisoires.
La décision commentée confère ainsi une responsabilité importante aux pouvoirs adjudicateurs, qui doivent, sous le contrôle du juge national, opérer une balance des intérêts en présence. La solution est pragmatique : elle évite de paralyser l’action administrative dans des situations critiques tout en maintenant une garantie pour les entreprises. En déclarant que « les dispositions litigieuses prévoient, en substance, que, en effectuant une réduction du délai de recours en cas d’urgence, le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice doivent néanmoins laisser un délai raisonnable aux opérateurs évincés pour leur permettre de présenter un recours », la Cour valide une flexibilité encadrée, s’éloignant d’une approche dogmatique des délais.
Toutefois, si la Cour fait preuve de souplesse quant à la durée du délai, elle se montre intransigeante lorsque l’existence même du droit au recours précontractuel est menacée par une articulation défectueuse des procédures.
II. La sanction d’une neutralisation de l’effet utile du recours précontractuel
La Cour de justice condamne la République française sur le second grief, jugeant que le dispositif de mise en demeure préalable est incompatible avec les directives recours. Elle estime que cette procédure, par sa conception, peut priver les soumissionnaires évincés de toute possibilité de recours avant la signature du contrat, ce qui contrevient frontalement au principe d’effectivité.
A. L’identification d’un mécanisme privant le soumissionnaire de son droit au recours
La Cour procède à une analyse concrète du fonctionnement de l’article 1441-1 du code de procédure civile. Elle constate que cette disposition instaure deux délais de dix jours qui courent simultanément : le délai de réponse à la mise en demeure et le délai de suspension de la signature du contrat. Or, le référé précontractuel ne peut être introduit avant la réponse du pouvoir adjudicateur ou l’expiration du délai qui lui est imparti pour le faire.
La Cour met en lumière l’effet pervers de ce parallélisme : si le pouvoir adjudicateur attend le dixième jour pour répondre, ou ne répond pas, le délai de suspension expire au même moment. Le contrat peut alors être signé immédiatement, rendant le référé « précontractuel » sans objet. La Cour conclut à une incompatibilité manifeste, car « il en résulte l’impossibilité pour les candidats et soumissionnaires évincés d’introduire un référé précontractuel dans les cas où, d’une part, la réponse à la mise en demeure n’est donnée qu’après l’expiration dudit délai de dix jours et où, d’autre part, le contrat a été signé entre-temps ». Le mécanisme est ainsi censuré non pas dans son principe, mais dans ses conséquences pratiques qui annihilent le droit au recours.
B. Le rappel de l’exigence d’un contrôle juridictionnel préventif et effectif
Face à cet effet d’éviction, la Cour rappelle avec force la finalité des directives recours. Celles-ci visent à garantir l’existence de procédures de recours rapides et efficaces permettant de sanctionner les violations des règles de passation des marchés publics avant que le contrat ne produise des effets juridiques définitifs. L’argument de la République française, selon lequel un contrôle juridictionnel a posteriori demeure possible, est balayé.
La Cour réaffirme sa jurisprudence constante, notamment issue de l’arrêt *Alcatel Austria*, en jugeant que la seule existence d’un recours indemnitaire ou en annulation après la conclusion du contrat est insuffisante. L’effet utile des directives serait compromis si le contrôle ne pouvait intervenir à un stade où les violations peuvent encore être corrigées. Elle juge que « le fait que le seul contrôle juridictionnel prévu soit un contrôle a posteriori revient à exclure la possibilité d’introduire un recours à un stade où les violations peuvent encore être corrigées ». Cette décision illustre la primauté accordée par le droit de l’Union à la prévention des illégalités sur leur seule réparation. La portée de cet arrêt est donc considérable, car elle contraint l’État membre à modifier sa législation pour garantir que le délai de suspension constitue une période intangible et effective pour l’exercice d’un recours préventif.