Un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 9 juillet 2020 est venu préciser les modalités d’appréciation du risque de confusion en droit des marques. En l’espèce, une société financière avait déposé une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne pour un signe figuratif composé de trois lettres en minuscules, destiné à couvrir des services financiers. Une association interbancaire, titulaire d’une marque française antérieure composée de deux lettres, a formé opposition à cet enregistrement. L’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) a accueilli l’opposition, une position confirmée par sa chambre de recours qui a retenu un risque de confusion pour le public français en se fondant sur des similitudes visuelle et phonétique entre les signes. Saisi du litige, le Tribunal de l’Union européenne a rejeté le recours de la société déposante par un arrêt du 6 décembre 2018, validant l’analyse de la chambre de recours. Un pourvoi a alors été formé devant la Cour de justice, la requérante soutenant que le Tribunal avait commis une erreur de droit en dénaturant les éléments de preuve et en présumant, sans justification, la manière dont le public français prononcerait le signe contesté.
La question de droit soumise à la Cour de justice portait sur la méthode d’évaluation de la similitude phonétique entre deux signes alphabétiques dans le cadre de l’appréciation globale du risque de confusion. Il s’agissait de déterminer si une autorité administrative ou une juridiction de l’Union pouvait légalement fonder son analyse sur la simple présomption qu’un acronyme serait prononcé par le public pertinent selon les règles phonétiques de sa propre langue, sans étayer cette prémisse par des éléments concrets.
À cette question, la Cour de justice a répondu par la négative. Elle a jugé que le Tribunal avait commis une erreur de droit en se contentant de supposer la prononciation du signe litigieux par le public français, sans examiner si d’autres prononciations, notamment selon les règles de la langue anglaise, étaient plausibles. Cette analyse phonétique erronée ayant vicié l’appréciation globale du risque de confusion, la Cour a annulé l’arrêt du Tribunal ainsi que la décision de la chambre de recours de l’EUIPO. Cette décision, en censurant une analyse jugée trop superficielle, vient rappeler l’exigence de rigueur dans l’examen de la similitude des signes (I), tout en réaffirmant le rôle de la Cour comme gardienne d’une application uniforme du droit des marques au sein du marché unique (II).
I. L’exigence d’une appréciation rigoureuse de la similitude des signes
La solution retenue par la Cour de justice repose sur une conception stricte de la méthodologie d’appréciation du risque de confusion, censurant une analyse phonétique fondée sur une simple présomption (A) et soulignant par là même l’interdépendance des facteurs dans l’appréciation globale de ce risque (B).
A. La censure d’une similitude phonétique présumée
L’apport principal de la décision réside dans le rappel à l’ordre adressé au Tribunal concernant l’analyse de la similitude phonétique. La Cour de justice sanctionne le raisonnement par lequel le Tribunal a conclu à une forte similitude sonore en se fondant sur la supposition que le public français, confronté à l’acronyme de la marque demandée, le prononcerait en appliquant les règles de la langue française. Or, la juridiction de première instance n’a pas examiné si d’autres modes de prononciation, notamment une prononciation à l’anglaise, étaient envisageables ou même plus probables, compte tenu de la nature du signe et du contexte international du secteur des services financiers.
En agissant de la sorte, le Tribunal a transformé une simple possibilité en certitude, sans la corroborer par des éléments de preuve pertinents. La Cour de justice rappelle que l’appréciation de la manière dont le public perçoit une marque est une question de fait qui doit reposer sur une analyse concrète. Elle ne saurait découler d’un postulat. Le juge ne peut se substituer au consommateur moyen pour décréter la manière dont un signe sera oralisé. Cette censure met en lumière la nécessité pour l’EUIPO et pour le Tribunal d’adopter une démarche empirique et ouverte, qui tienne compte de toutes les perceptions plausibles du public pertinent, y compris celles influencées par la connaissance d’autres langues.
B. L’impact de l’erreur d’analyse sur l’appréciation globale
La Cour de justice tire ensuite les conséquences logiques de cette erreur d’analyse en réaffirmant le caractère interdépendant des critères d’appréciation du risque de confusion. L’évaluation de ce risque repose, en effet, sur une appréciation globale qui doit prendre en compte tous les facteurs pertinents du cas d’espèce, notamment les similitudes visuelle, phonétique et conceptuelle entre les signes. Ces facteurs ne sont pas des compartiments étanches ; ils interagissent dans l’esprit du consommateur pour former une impression d’ensemble.
Par conséquent, une erreur commise dans l’évaluation de l’un de ces facteurs est susceptible de vicier l’ensemble de l’appréciation. En l’espèce, c’est précisément ce que retient la Cour : en surestimant la similitude phonétique sur la base d’une prémisse erronée, le Tribunal a faussé l’équilibre de son analyse globale. L’importance accordée à une similitude sonore, qui n’était pas solidement établie, a nécessairement minimisé l’impact des différences visuelles et conceptuelles qui pouvaient exister entre les deux signes. L’annulation de l’arrêt était donc inévitable, car le fondement même du raisonnement du Tribunal se trouvait fragilisé.
II. La portée de la décision : un rappel à l’ordre procédural et substantiel
Au-delà de la question spécifique de la similitude phonétique, la décision de la Cour de justice revêt une portée plus large, en clarifiant les limites du contrôle qu’elle exerce sur l’appréciation des faits par le Tribunal (A) et en adressant une mise en garde contre les analyses trop nationales dans un marché européen unifié (B).
A. Le contrôle de la dénaturation des éléments de preuve
Sur le plan procédural, cet arrêt illustre la manière dont la Cour de justice peut être amenée à contrôler l’appréciation des faits opérée par le Tribunal, sans pour autant se transformer en un troisième degré de juridiction. En principe, le pourvoi est limité aux questions de droit, et l’appréciation des faits par le Tribunal est souveraine. Toutefois, la Cour se réserve le droit de sanctionner les cas de « dénaturation des faits ou des éléments de preuve », qui constituent une erreur de droit. En l’espèce, la Cour considère que le fait pour le Tribunal d’avoir affirmé sans preuve la manière dont le public prononcerait le signe relève d’une telle dénaturation.
Cette approche permet à la Cour d’exercer un contrôle sur la rigueur logique et la cohérence du raisonnement du Tribunal. Elle ne réexamine pas les faits eux-mêmes, mais elle vérifie que les conclusions tirées de ces faits ne sont pas manifestement erronées ou arbitraires. La portée de cette décision est donc de rappeler au Tribunal qu’il doit motiver de manière circonstanciée ses appréciations factuelles, en particulier lorsqu’elles concernent la perception du public, sous peine de voir ses décisions censurées pour dénaturation.
B. Une mise en garde contre les réflexes d’appréciation nationaux
Enfin, sur le fond, cet arrêt peut être lu comme une invitation à dépasser les réflexes d’appréciation purement nationaux dans l’examen des marques de l’Union. En reprochant au Tribunal d’avoir postulé une prononciation « à la française », la Cour souligne implicitement que le consommateur européen, même lorsqu’il est apprécié au sein d’un public national spécifique, évolue dans un marché unique où l’exposition à des langues et des marques étrangères est constante. Le consommateur d’aujourd’hui est plus averti et potentiellement plus polyglotte qu’auparavant.
La décision incite ainsi les examinateurs de l’EUIPO et les juges de l’Union à adopter une perspective plus large. L’appréciation de la perception d’une marque ne peut plus faire l’économie d’une réflexion sur l’influence d’autres cultures ou langues, notamment l’anglais, qui joue un rôle de *lingua franca* dans le commerce. Sans être un revirement de jurisprudence, cet arrêt constitue un ajustement significatif, une piqûre de rappel qui affine la notion de « public pertinent » et l’adapte aux réalités d’un marché intégré et globalisé.