Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la qualification d’activité économique au sens du droit de la concurrence, lorsque celle-ci est exercée dans le cadre d’un régime national d’assurance maladie obligatoire.
En l’espèce, un État membre a mis en place un système d’assurance maladie obligatoire fonctionnant sur un modèle mixte, où coexistent des organismes publics et des organismes privés. Ces entités, bien que soumises à une réglementation spécifique et à un contrôle étatique, ont toutes été constituées sous la forme de sociétés anonymes de droit privé à but lucratif. Une société d’assurance privée a déposé une plainte auprès de la Commission européenne, alléguant que des aides d’État illégales avaient été accordées à des organismes concurrents détenus par l’État. Par une décision du 15 octobre 2014, la Commission a rejeté cette plainte au motif que l’activité exercée par les organismes en cause n’était pas de nature économique, et que ces derniers ne pouvaient donc être qualifiés d’« entreprises » au sens de l’article 107, paragraphe 1, du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne. Saisi d’un recours en annulation par la société plaignante, le Tribunal de l’Union européenne, par un arrêt du 5 février 2018, a annulé la décision de la Commission. Le Tribunal a estimé que, malgré les importants éléments sociaux et solidaires du régime, la possibilité pour les organismes de réaliser des bénéfices et l’existence d’une concurrence en matière de qualité et d’offre de services conféraient à leur activité un caractère économique. La Commission et l’État membre concerné ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, sollicitant l’annulation de l’arrêt du Tribunal.
La question de droit posée à la Cour de justice était donc de savoir si l’activité de gestion d’un régime d’assurance maladie obligatoire, fondée sur des principes de solidarité mais intégrant des éléments de concurrence et la possibilité de réaliser des bénéfices, constitue une activité économique au regard du droit des aides d’État.
La Cour de justice annule l’arrêt du Tribunal. Elle juge que le Tribunal a commis une erreur de droit en accordant une importance excessive aux éléments de concurrence et au but lucratif. Pour la Cour, dans un système où prédominent des mécanismes de solidarité forts, tels que l’affiliation obligatoire, des cotisations non liées au risque individuel, des prestations uniformes et une péréquation des risques, la présence d’éléments concurrentiels secondaires et d’un but lucratif encadré ne suffit pas à modifier la nature fondamentalement non économique de l’activité. L’activité des organismes d’assurance ne relève donc pas du champ d’application des règles sur les aides d’État.
La solution retenue par la Cour de justice réaffirme la primauté du principe de solidarité dans l’appréciation de la nature d’une activité de sécurité sociale (I), ce qui a pour conséquence de préserver la compétence des États membres dans l’organisation de leur système de protection sociale face au droit de la concurrence (II).
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I. La réaffirmation de la primauté du principe de solidarité
La Cour de justice, pour déterminer si une activité est économique, procède à une analyse globale du régime en cause. Elle confirme que les mécanismes de solidarité constituent le critère déterminant (A), reléguant au second plan les éléments de concurrence et le but lucratif introduits dans le système (B).
A. La prééminence des mécanismes de solidarité
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les régimes de sécurité sociale fondés sur le principe de solidarité exercent une fonction de nature exclusivement sociale et sont dépourvus de caractère économique. Elle vérifie méthodiquement si le régime national en question présente les caractéristiques de ce principe. L’arrêt souligne ainsi que de tels régimes « sont caractérisés, notamment, par le caractère obligatoire de l’affiliation […], par des cotisations fixées par la loi en proportion des revenus des assurés et non du risque qu’ils représentent […], par la règle en vertu de laquelle les prestations obligatoires fixées par la loi sont identiques pour tous les assurés, […] ainsi que par un mécanisme de péréquation des coûts et des risques ». En l’espèce, le régime slovaque répondait à l’ensemble de ces critères. L’affiliation était obligatoire, les cotisations étaient proportionnelles aux revenus, les prestations minimales étaient uniformes pour tous, et un dispositif de compensation financière existait entre les organismes pour équilibrer les risques liés à la composition de leur portefeuille d’assurés.
Cette démarche confirme que la qualification d’activité économique ne dépend pas de la simple présence d’opérateurs sur un marché, mais de la logique profonde qui gouverne ce marché. En l’occurrence, la redistribution et la mutualisation des risques l’emportent sur une logique de marché classique. Le contrôle exercé par l’État, via un office de régulation, vient renforcer cette appréciation en assurant que l’activité des organismes reste cantonnée à sa mission sociale. La Cour considère donc que le Tribunal, bien qu’ayant constaté ces éléments, ne leur a pas accordé l’importance décisive qu’ils méritaient.
B. La relativisation du but lucratif et des éléments concurrentiels
L’apport principal de l’arrêt réside dans la manière dont la Cour hiérarchise les critères d’analyse, en opposition directe avec le raisonnement du Tribunal. Ce dernier avait jugé que la possibilité de réaliser des bénéfices et l’existence d’une concurrence sur la qualité des services suffisaient à faire basculer le régime dans la sphère économique. La Cour de justice censure cette approche. Elle considère que le Tribunal a accordé à ces éléments « une importance indue ».
S’agissant du but lucratif, la Cour observe que la forme juridique de société anonyme et la possibilité de distribuer des bénéfices ne sont pas déterminantes. Elle relève que cette possibilité est « fortement encadrée par la loi et ne saurait être considérée […] comme un élément de nature à infirmer le caractère social et solidaire qui découle de la nature même des activités concernées ». Quant à la concurrence, elle est jugée résiduelle. Elle ne porte ni sur les cotisations, ni sur les prestations légales obligatoires, mais sur des services connexes gratuits ou une meilleure assistance. Pour la Cour, un tel élément concurrentiel, visant à inciter à une « bonne gestion », n’altère pas la nature fondamentale du régime. Cette concurrence limitée, tout comme la liberté pour les assurés de changer d’organisme, s’inscrit dans le bon fonctionnement d’un système solidaire et non dans une logique de marché pure.
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II. La consolidation de la compétence des États membres en matière de protection sociale
En clarifiant la portée des notions d’entreprise et d’activité économique, la Cour de justice préserve une marge de manœuvre significative pour les États membres. Elle écarte fermement l’idée d’une contamination du système par la présence d’opérateurs privés (A), offrant ainsi une sécurité juridique aux États souhaitant moderniser leurs régimes de sécurité sociale (B).
A. Le rejet de l’effet de contagion par les opérateurs privés
Le Tribunal avait avancé un argument selon lequel la présence sur le marché d’opérateurs poursuivant un but lucratif suffisait à conférer un caractère économique à l’activité de tous les organismes, y compris ceux sans but lucratif, par un « effet de contagion ». La Cour de justice rejette sans équivoque cette thèse. Elle précise que la jurisprudence invoquée par le Tribunal, notamment les arrêts `Cassa di Risparmio di Firenze` et `MOTOE`, n’est pas transposable. Dans ces affaires, l’activité en cause était par nature économique, et le statut sans but lucratif d’un opérateur ne pouvait l’y soustraire. En l’espèce, la situation est inverse : l’activité elle-même est de nature sociale.
La Cour énonce ainsi que « ce n’est pas le seul fait de se trouver en situation de concurrence sur un marché donné qui détermine le caractère économique de l’activité, mais plutôt la présence, sur ledit marché, d’opérateurs poursuivant un but lucratif ». Elle refuse donc de qualifier une activité en fonction de la nature de certains de ses acteurs. Cette clarification est essentielle : elle empêche que la seule ouverture d’un secteur social à des entités privées n’entraîne automatiquement l’application de l’intégralité du droit de la concurrence. La nature de l’activité prime sur le statut des entités qui l’exercent.
B. La confirmation d’une marge d’appréciation pour les États membres
En définitive, cet arrêt a une portée considérable pour les États membres. Il confirme que le droit de l’Union « ne porte, en principe, pas atteinte à la compétence des États membres pour aménager leur système de sécurité sociale ». La décision valide la possibilité pour un État d’introduire des mécanismes inspirés du marché, tels que la concurrence sur la qualité ou des incitations à l’efficacité, sans que son système de sécurité sociale ne soit immédiatement soumis aux contraintes des règles sur les aides d’État. Cette solution offre une flexibilité précieuse dans un contexte où de nombreux États cherchent à réformer leurs systèmes de protection sociale pour en garantir la pérennité financière tout en améliorant la qualité des services.
La Cour établit une ligne directrice claire : tant que le cœur du système reste fondé sur la solidarité nationale et que les éléments de marché demeurent accessoires et encadrés, l’activité ne sera pas qualifiée d’économique. Cet arrêt constitue ainsi un point d’équilibre entre les impératifs du marché intérieur et le respect des compétences nationales en matière sociale. Il offre une prévisibilité juridique aux États membres, qui peuvent ainsi piloter la modernisation de leur protection sociale sans craindre une requalification automatique de leur action par les autorités de concurrence.