Cour de justice de l’Union européenne, le 11 juin 2020, n°C-448/19

Par un arrêt en date du 11 juin 2020, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur l’interprétation de l’article 12 de la directive 2003/109/CE, qui définit les conditions d’éloignement d’un ressortissant de pays tiers bénéficiant du statut de résident de longue durée. Cette décision intervient dans un contexte où une juridiction nationale s’interrogeait sur la compatibilité de sa jurisprudence interne avec le droit de l’Union, notamment concernant la protection contre les mesures d’éloignement automatiques.

En l’espèce, un ressortissant marocain, titulaire d’un titre de séjour de longue durée en Espagne, a fait l’objet de plusieurs condamnations pénales entre 2011 et 2014, dont certaines à des peines d’emprisonnement supérieures à un an. À la suite de la découverte de ces antécédents, l’autorité administrative compétente a engagé une procédure d’éloignement à son encontre sur le fondement de la législation nationale, qui prévoit cette possibilité pour les étrangers condamnés à une peine privative de liberté de plus d’un an. L’intéressé a contesté cette mesure, arguant de son intégration dans la société espagnole, de la présence de ses attaches familiales et professionnelles, et du fait que ses condamnations passées ne sauraient à elles seules justifier son éloignement.

L’autorité administrative a néanmoins ordonné son éloignement du territoire espagnol. Saisi d’un recours, le tribunal administratif de première instance a confirmé cette décision. L’affaire a ensuite été portée en appel devant le Tribunal Superior de Justicia de Castilla-La Mancha. Cette juridiction a relevé une divergence d’interprétation au sein des juridictions espagnoles. En effet, des arrêts récents du Tribunal Supremo, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire espagnol, semblaient admettre un éloignement automatique des résidents de longue durée dans une telle situation, en se référant de manière surprenante à la directive 2001/40/CE sur la reconnaissance mutuelle des décisions d’éloignement. Face à cette incertitude et doutant de la conformité de cette jurisprudence avec la protection renforcée offerte par la directive 2003/109/CE, la cour d’appel a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.

Il était ainsi demandé à la Cour de justice de déterminer si l’article 12 de la directive 2003/109/CE s’oppose à une réglementation nationale, telle qu’interprétée par la jurisprudence d’un État membre, qui autorise l’éloignement quasi automatique d’un résident de longue durée condamné à une peine d’une certaine gravité, sans qu’il soit procédé à un examen concret et individualisé de la menace que représenterait l’individu pour l’ordre public, ni à une prise en compte de sa situation personnelle et familiale.

À cette question, la Cour répond par l’affirmative, en réaffirmant avec force les garanties procédurales et substantielles qui entourent toute décision d’éloignement d’un résident de longue durée. Elle juge que l’article 12 de la directive 2003/109/CE « doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’un État membre qui […] prévoit l’éloignement de tout ressortissant d’un pays tiers titulaire d’un titre de séjour de longue durée ayant commis une infraction pénale passible d’une peine privative de liberté d’au moins un an, sans qu’il soit nécessaire d’examiner si ce ressortissant d’un pays tiers représente une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public ou la sécurité publique, ni de prendre en compte la durée de sa résidence sur le territoire de cet État membre, son âge, les conséquences pour lui et pour les membres de sa famille ainsi que ses liens avec l’État membre de résidence ou l’absence de liens avec son pays d’origine. »

Cette solution, qui confirme une jurisprudence constante, rappelle l’exigence d’une appréciation individualisée avant toute mesure d’éloignement (I), tout en clarifiant l’articulation erronée entre les instruments du droit de l’Union qui avait motivé la question préjudicielle (II).

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I. La consécration d’une protection individualisée contre l’éloignement

La Cour de justice réaffirme ici le caractère impératif de la protection accordée aux résidents de longue durée. Cette protection se manifeste par une double exigence : l’éloignement doit être justifié par une menace spécifique (A) et résulter d’une mise en balance complète des intérêts en présence, excluant de fait toute automaticité (B).

A. L’exigence d’une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public

La Cour rappelle que l’article 12, paragraphe 1, de la directive 2003/109/CE subordonne la possibilité de prendre une décision d’éloignement à l’encontre d’un résident de longue durée à la condition que celui-ci « représente une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public ou la sécurité publique ». Cette formulation impose à l’autorité nationale une analyse concrète et actuelle du comportement de la personne. Le seul fait d’avoir subi une condamnation pénale, même pour une infraction grave, ne suffit pas à établir l’existence d’une telle menace.

La Cour s’inscrit ainsi dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, notamment les arrêts *Ziebell* et *López Pastuzano*, où elle avait déjà précisé que la notion de « menace réelle et actuelle » implique une évaluation qui ne peut se fonder uniquement sur des condamnations passées. Le comportement de l’individu doit traduire une propension à persister dans une conduite attentatoire à l’ordre public. En l’espèce, l’application d’une mesure d’éloignement fondée sur la seule existence de condamnations prononcées plusieurs années auparavant, sans examiner le comportement de l’intéressé depuis lors, contrevient directement à cette exigence. L’arrêt souligne implicitement que le risque pour l’ordre public ne se présume pas, il se démontre au regard de la situation présente de l’individu.

B. La prohibition de l’automaticité par la prise en compte des critères personnels

Au-delà de la caractérisation de la menace, la Cour insiste sur l’obligation pour les États membres de procéder à un examen approfondi de la situation personnelle du résident, conformément à l’article 12, paragraphe 3, de la directive. Avant de prendre une décision d’éloignement, l’autorité compétente doit impérativement prendre en considération « la durée de la résidence sur leur territoire », « l’âge de la personne concernée », « les conséquences pour elle et pour les membres de sa famille », ainsi que « les liens avec le pays de résidence ou l’absence de liens avec le pays d’origine ».

Cette liste de critères n’est pas une simple faculté laissée à l’appréciation des États, mais une véritable obligation procédurale qui garantit le respect du principe de proportionnalité. Une réglementation ou une pratique jurisprudentielle nationale qui écarterait cet examen au motif qu’une condamnation pénale d’une certaine gravité a été prononcée viderait de sa substance la protection renforcée que le législateur de l’Union a entendu conférer aux résidents de longue durée. En jugeant qu’une condamnation à une peine d’un an de prison suffit à justifier un éloignement « automatique », la jurisprudence nationale critiquée par la juridiction de renvoi instaure une présomption irréfragable de dangerosité et ignore délibérément le degré d’intégration de la personne, ce que le droit de l’Union prohibe.

II. La rectification d’une erreur d’interprétation du droit de l’Union

La décision de la Cour a également une portée pédagogique importante, en ce qu’elle corrige une lecture manifestement erronée du droit de l’Union par une juridiction nationale suprême. Elle le fait en distinguant clairement le champ d’application de deux directives (A), réaffirmant par là même la cohérence du système juridique de l’Union et prévenant de futures dérives interprétatives (B).

A. La distinction fonctionnelle entre la directive sur le statut des résidents et celle sur la reconnaissance mutuelle

Le point le plus singulier de cette affaire résidait dans la justification apportée par le Tribunal Supremo espagnol. Pour valider un éloignement automatique, celui-ci s’était fondé sur la directive 2001/40/CE, relative à la reconnaissance mutuelle des décisions d’éloignement. La Cour de justice balaye cet argument avec une logique implacable. Elle rappelle que l’objet de la directive 2001/40/CE est purement procédural : il s’agit de permettre à un État membre de reconnaître et d’exécuter une décision d’éloignement déjà prise par un autre État membre.

Cet instrument ne régit en aucun cas les conditions de fond pour l’adoption de la décision d’éloignement initiale. La mention, à l’article 3 de cette directive, d’une condamnation à une peine d’au moins un an de prison ne sert qu’à définir l’un des cas où la reconnaissance mutuelle peut s’appliquer. Elle ne saurait être interprétée comme créant une règle matérielle autorisant l’éloignement sur cette seule base. La Cour souligne que les conditions d’éloignement d’un résident de longue durée qui se trouve sur le territoire de l’État qui statue sont exclusivement et exhaustivement régies par la directive 2003/109/CE. L’erreur de la juridiction suprême espagnole consistait donc en une confusion fondamentale entre les règles de fond et les règles de coopération.

B. La portée de l’arrêt en tant que garant de l’application uniforme du droit de l’Union

Au-delà de la résolution du cas d’espèce, cet arrêt constitue un rappel à l’ordre à l’égard des juridictions nationales, y compris suprêmes. En réitérant une solution déjà établie, la Cour de justice envoie un signal clair : l’interprétation du droit de l’Union ne saurait être modulée au gré des politiques migratoires nationales ou d’une lecture sélective des textes. La protection renforcée des résidents de longue durée est un acquis du droit de l’Union qui ne peut être contourné, même par un raisonnement juridique qui se voudrait fondé sur un autre instrument de l’Union.

La décision renforce ainsi la primauté et l’effet direct des dispositions claires et inconditionnelles de la directive 2003/109/CE. Elle rappelle aux juges nationaux leur rôle de premier juge du droit de l’Union et leur obligation de laisser inappliquée toute réglementation ou jurisprudence nationale contraire. En ce sens, la portée de cet arrêt dépasse la seule question de l’éloignement des étrangers ; elle touche au cœur du dialogue entre les juges et à la nécessité de maintenir une interprétation cohérente et uniforme du droit de l’Union sur l’ensemble de son territoire.

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Hassan KOHEN
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