Par un arrêt en date du 11 mars 2004, la Cour de justice des Communautés européennes a statué sur un recours en manquement introduit par la Commission européenne à l’encontre d’un État membre. La décision porte sur la bonne application de la directive 91/676/CEE du Conseil, du 12 décembre 1991, concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles.
La Commission, après plusieurs échanges et mises en demeure restées infructueuses, a saisi la Cour au motif que l’État membre n’avait pas respecté les obligations et les délais imposés par la directive. En substance, il était reproché à l’État défendeur de ne pas avoir identifié l’ensemble des eaux polluées ou susceptibles de l’être, de ne pas avoir désigné les zones vulnérables correspondantes, de ne pas avoir établi de programmes d’action et, enfin, de ne pas avoir mis en place un système de surveillance adéquat. L’État membre soutenait pour sa part que la situation de ses eaux ne justifiait pas de telles mesures, arguant notamment que la pollution observée était ponctuelle ou que l’eutrophisation de certaines eaux douces était principalement due au phosphore et non aux nitrates.
La question de droit soumise à la Cour était donc de déterminer si un État membre pouvait se prévaloir d’une interprétation restrictive des critères de pollution fixés par la directive pour se soustraire à ses obligations séquentielles d’identification, de désignation et d’action. Plus précisément, il s’agissait de savoir si des arguments fondés sur la nature ponctuelle de la pollution, sur la prépondérance d’un autre polluant, ou sur l’existence de mesures nationales fragmentées, pouvaient justifier une application incomplète de la directive.
La Cour a répondu par la négative en constatant le manquement de l’État membre sur l’ensemble des griefs. Elle a jugé que les obligations de la directive devaient être interprétées largement et appliquées rigoureusement. La Cour a ainsi affirmé que l’obligation d’identification des eaux polluées est une étape fondamentale dont le non-respect vicie l’ensemble du dispositif préventif et correcteur prévu par le législateur de l’Union.
L’arrêt illustre la rigueur avec laquelle la Cour contrôle la transposition et l’application des directives environnementales, en imposant une lecture stricte des obligations qui incombent aux États membres (I). Cette approche conduit la Cour à rejeter toute tentative de mise en œuvre partielle ou fragmentée de la législation, réaffirmant la nécessité d’une politique cohérente et intégrée pour atteindre les objectifs de protection fixés (II).
I. L’interprétation stricte des obligations d’identification et de désignation
La Cour de justice adopte une position rigoureuse concernant les étapes initiales prévues par la directive. Elle impose une obligation exhaustive d’identification des eaux polluées (A), de laquelle découle nécessairement la désignation des zones vulnérables (B).
A. L’obligation exhaustive d’identification des eaux polluées
La Cour rappelle d’emblée que l’article 3, paragraphe 1, de la directive, combiné à l’annexe I, impose une obligation de résultat claire. Les États membres doivent identifier toutes les eaux, qu’elles soient superficielles ou souterraines, qui sont soit déjà polluées, soit susceptibles de le devenir. La Cour écarte les arguments de l’État défendeur visant à minimiser l’étendue de cette obligation. Premièrement, elle rejette la distinction entre pollution ponctuelle et pollution diffuse, considérant que la directive vise la protection des eaux contre les nitrates d’origine agricole, quelle que soit la modalité de leur rejet dans l’environnement.
Deuxièmement, la Cour précise la portée des critères d’identification. Concernant les eaux dont la concentration en nitrates dépasse le seuil de 50 mg/l, l’obligation d’identification est automatique et ne laisse aucune marge d’appréciation à l’État membre. La Cour souligne en ce sens que « les États membres sont tenus d’identifier comme eaux atteintes par la pollution ou susceptibles de l’être, non seulement les eaux destinées à la consommation humaine, mais également la totalité des eaux douces superficielles et des eaux souterraines qui contiennent ou risquent de contenir une concentration de nitrates supérieure à 50 mg/l ». L’argument de l’État selon lequel il pouvait remédier à certaines pollutions ponctuelles sans procéder à une identification formelle est donc jugé inopérant.
Enfin, s’agissant du phénomène d’eutrophisation, la Cour rejette l’argument selon lequel le phosphore serait le seul facteur pertinent dans les eaux douces de l’État concerné. Elle note que l’annexe I de la directive vise l’eutrophisation en tant que telle, sans exiger que les nitrates en soient la cause exclusive ou principale. La présence du phénomène, même si d’autres nutriments y contribuent, suffit à déclencher l’obligation d’identification si les nitrates y jouent un rôle, ce que les propres rapports de l’État membre tendaient à confirmer.
B. La désignation subséquente et nécessaire des zones vulnérables
Logiquement, le manquement constaté dans l’obligation d’identification entraîne celui relatif à la désignation des zones vulnérables. L’article 3, paragraphe 2, de la directive établit un lien de causalité direct entre ces deux étapes : les zones vulnérables sont définies comme les zones qui « alimentent les eaux définies conformément au paragraphe 1 et qui contribuent à la pollution ». Par conséquent, une identification incomplète ou erronée des eaux polluées conduit inévitablement à une désignation insuffisante des zones vulnérables.
Dans ses écritures, l’État membre a d’ailleurs admis ne pas avoir procédé à la désignation des zones vulnérables dans les délais impartis. La Cour n’a pu que constater ce manquement, qui découle directement de la première défaillance. En ne recensant pas l’ensemble des eaux atteintes, l’État s’est privé des informations nécessaires pour délimiter correctement les surfaces de son territoire contribuant à cette pollution. La décision met en lumière le caractère séquentiel et interdépendant des obligations de la directive : chaque étape est un prérequis pour la suivante. Le manquement à une obligation initiale a un effet domino, paralysant l’ensemble du mécanisme de protection.
La constatation de ces manquements initiaux entraîne logiquement l’examen des défaillances de l’État membre dans la mise en œuvre des mesures correctrices. La Cour se penche alors sur l’absence de programmes d’action et sur le caractère lacunaire du dispositif de surveillance.
II. Le rejet de mesures fragmentées en substitution d’une politique environnementale cohérente
La Cour de justice censure également l’approche de l’État membre concernant les mesures de fond, en jugeant que des actions éparses ne peuvent constituer un programme d’action au sens de la directive (A), et en soulignant que l’ensemble du dispositif doit reposer sur une surveillance rigoureuse et continue (B).
A. L’insuffisance de mesures éparses en tant que « programme d’action »
Face au grief tiré de la violation de l’article 5 de la directive, l’État défendeur a tenté de faire valoir un ensemble de mesures nationales et locales comme équivalant à un programme d’action. Il a notamment mentionné un livret sur les bonnes pratiques agricoles, un plan de protection rurale et des arrêtés adoptés par quelques autorités locales. La Cour rejette cette argumentation en définissant ce que doit être un « programme d’action ». Pour les juges, il ne s’agit pas d’une simple compilation de mesures disparates.
La Cour énonce qu’« une telle série de mesures, d’importance variable et d’applicabilité différente selon les régions concernées, qui ne constitue pas un système organisé et cohérent destiné à atteindre un objectif spécifique, ne saurait être qualifiée de ‘programme d’action’ au sens de l’article 5 de la directive ». Cette définition met l’accent sur la nécessité d’une approche structurée, planifiée et coordonnée. De plus, la Cour relève que plusieurs des mesures invoquées par l’État n’avaient pas le caractère obligatoire requis par l’article 5 et l’annexe III de la directive. Le caractère volontaire de certaines actions ou le champ d’application limité des arrêtés locaux ne permettaient pas de garantir une protection efficace et uniforme sur l’ensemble des zones qui auraient dû être désignées comme vulnérables. La Cour réaffirme ici le principe de l’effet utile des directives, qui exige l’adoption de mesures non seulement formellement conformes, mais aussi matériellement aptes à atteindre les objectifs fixés.
B. La confirmation de l’exigence d’une surveillance et d’un réexamen effectifs
Enfin, la Cour se prononce sur le dernier grief relatif à la violation de l’article 6 de la directive, qui impose aux États membres des obligations précises en matière de surveillance de la qualité des eaux. Cette surveillance est cruciale, car elle fournit les données nécessaires à l’identification des eaux polluées et au réexamen quadriennal de la liste des zones vulnérables. L’État membre a reconnu ne pas avoir satisfait à ces obligations dans les délais prescrits.
La Cour constate le manquement, mais l’analyse de cette défaillance révèle son importance systémique. Un programme de surveillance défaillant, comme c’était le cas en l’espèce où les instructions ministérielles excluaient certaines sources de pollution du champ de la surveillance, sape l’ensemble de la structure de la directive. Sans données fiables et complètes, l’État ne peut ni identifier correctement les eaux polluées, ni désigner les zones vulnérables, ni évaluer l’efficacité des programmes d’action mis en place. Le manquement à l’article 6 n’est donc pas une simple irrégularité procédurale ; il constitue une rupture fondamentale du cycle de gestion et d’amélioration continue de la qualité des eaux voulu par le législateur de l’Union. Cet arrêt confirme que le respect des obligations de suivi et de rapportage est une condition sine qua non de la bonne application du droit de l’environnement de l’Union.