Cour de justice de l’Union européenne, le 11 mars 2010, n°C-384/08

Par un arrêt du 11 mars 2010, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’une question préjudicielle par le Tribunale amministrativo regionale del Lazio, s’est prononcée sur la compatibilité d’une réglementation nationale imposant des distances minimales entre les stations de distribution de carburant avec la liberté d’établissement. En l’espèce, une société s’était vu opposer un refus implicite à sa demande d’autorisation pour l’implantation d’une nouvelle station-service. Ce refus était motivé par l’octroi antérieur d’un permis à une entreprise concurrente pour un site situé à proximité, activant ainsi une disposition de la législation régionale qui prescrivait une distance minimale de trois kilomètres entre de telles installations. La société évincée a alors contesté la légalité du permis accordé à son concurrent devant la juridiction administrative italienne. Celle-ci, doutant de la conformité de la réglementation régionale et nationale avec le droit de l’Union, a sursis à statuer afin de demander à la Cour de justice si une telle législation instaurant des distances minimales obligatoires était compatible avec les articles du traité instituant la Communauté européenne relatifs à la liberté d’établissement. La Cour a répondu qu’une telle réglementation constitue une restriction à la liberté d’établissement, et que cette restriction ne paraissait pas, dans les circonstances de l’affaire, pouvoir être justifiée par les objectifs invoqués.

I. La caractérisation d’une restriction injustifiée à la liberté d’établissement

La Cour de justice adopte une approche rigoureuse pour qualifier la mesure nationale de restriction à la liberté d’établissement (A) avant d’examiner et d’écarter les justifications potentielles fondées sur l’intérêt général (B).

A. Une conception extensive de l’entrave à l’établissement

La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la notion de restriction à la liberté d’établissement couvre un large spectre de mesures. Elle énonce que « l’article 43 CE s’oppose à toute mesure nationale qui, même applicable sans distinction tenant à la nationalité, est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants de l’Union, de la liberté d’établissement garantie par le traité ». Une réglementation qui subordonne l’ouverture de nouvelles installations au respect de distances minimales entre en parfaite adéquation avec cette définition. En limitant les emplacements disponibles pour de nouveaux opérateurs, la mesure nationale rend plus difficile l’accès au marché de la distribution de carburants. Elle crée une barrière à l’entrée qui affecte potentiellement tout nouvel acteur économique, et plus particulièrement ceux issus d’autres États membres qui souhaiteraient pénétrer le marché italien. Ainsi, la Cour considère que la réglementation, en figeant partiellement la structure du marché au profit des entreprises déjà implantées, est de nature à dissuader l’exercice de la liberté d’établissement.

B. L’examen strict de la proportionnalité des justifications avancées

Une restriction aux libertés fondamentales peut être admise si elle est justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général et si elle respecte le principe de proportionnalité. En l’occurrence, les objectifs de sécurité routière, de protection de la santé et de l’environnement étaient invoqués. La Cour, tout en reconnaissant la légitimité de ces objectifs, en conteste la pertinence pour justifier la mesure litigieuse. Elle met en doute le caractère cohérent de la réglementation, soulignant qu’elle « ne s’applique que dans le cas de la réalisation de nouvelles installations ». Cette absence d’application aux stations préexistantes affaiblit l’argument selon lequel la mesure viserait systématiquement à protéger la sécurité ou l’environnement. De plus, la Cour estime que la mesure va au-delà de ce qui est nécessaire. Des contrôles effectués au cas par cas lors de chaque demande d’autorisation, portant sur la conformité aux plans d’urbanisme et aux normes de sécurité, seraient tout aussi efficaces et moins restrictifs pour la liberté d’établissement. La fixation d’une distance minimale abstraite apparaît donc comme une mesure disproportionnée par rapport aux buts visés.

II. La primauté de la logique du marché intérieur sur l’autonomie réglementaire nationale

Au-delà de l’analyse technique de la restriction, l’arrêt révèle une méfiance à l’égard des réglementations nationales qui entravent le bon fonctionnement du marché (A) et réaffirme les limites imposées à l’autonomie des États membres en matière de régulation économique (B).

A. La censure d’une mesure favorisant les opérateurs existants

La Cour analyse les effets concrets de la réglementation sur la concurrence. En rendant plus difficile l’implantation de nouvelles stations-service, la règle des distances minimales protège les opérateurs déjà présents sur le marché d’une concurrence accrue. La Cour relève que la réglementation, « en favorisant ainsi les opérateurs déjà présents sur le territoire italien, est de nature à décourager, voire à empêcher, l’accès au marché italien des opérateurs provenant d’autres États membres ». Cette approche met en lumière le fait qu’une mesure d’apparence neutre et technique peut dissimuler un protectionnisme économique déguisé. L’objectif de « rationalisation du service rendu aux usagers » est également balayé. La Cour peine à voir en quoi une limitation de l’offre pourrait bénéficier aux consommateurs et suggère, au contraire, qu’une telle mesure est susceptible de maintenir des prix plus élevés en réduisant la pression concurrentielle. Elle rappelle à cet égard que des motifs de nature purement économique ne sauraient justifier une entrave à une liberté fondamentale.

B. La portée du contrôle européen sur la régulation économique nationale

L’arrêt ne nie pas la compétence des États membres et de leurs collectivités pour aménager leur territoire et réglementer l’implantation des activités commerciales. Cependant, il rappelle que cette compétence doit s’exercer dans le respect des principes fondamentaux du droit de l’Union, au premier rang desquels figurent les libertés de circulation. La décision illustre la manière dont la Cour exerce son contrôle de proportionnalité pour s’assurer que les réglementations nationales ne servent pas de prétexte à un cloisonnement des marchés. Tout en laissant au juge national le soin de vérifier en dernier ressort les faits, la Cour oriente fortement sa décision en concluant que la restriction « ne paraît pas de nature à être justifiée ». Cette solution confirme que toute réglementation nationale ayant pour effet de limiter le nombre d’opérateurs sur un marché doit être fondée sur des justifications solides, objectives, et être mise en œuvre par les moyens les moins restrictifs possibles. L’autonomie réglementaire des États est donc subordonnée à l’exigence d’une ouverture effective des marchés nationaux à la concurrence.

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