Cour de justice de l’Union européenne, le 11 mars 2015, n°C-628/13

Par un arrêt en date du 11 mars 2015, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de la notion d’« information privilégiée » en matière d’abus de marché. La Cour a été saisie d’une question préjudicielle par la Cour de cassation française dans le cadre d’un litige opposant le dirigeant d’une société à l’Autorité des marchés financiers. En l’espèce, une société avait conclu, entre décembre 2006 et juin 2007, une série de contrats d’échange sur rendement global avec plusieurs établissements de crédit, portant sur les actions d’un grand groupe industriel. Cette opération financière complexe lui a permis, après dénouement des contrats, d’acquérir une participation de 17,6 % dans le capital dudit groupe.

L’autorité de régulation des marchés financiers a engagé une procédure de sanction, considérant que les caractéristiques de cette opération auraient dû être rendues publiques bien avant son dénouement. La commission des sanctions de l’autorité de régulation a ainsi infligé une sanction pécuniaire d’un montant de 1,5 million d’euros au dirigeant de la société, lui reprochant un manquement à son obligation de communication au public d’une information privilégiée. Le dirigeant a exercé un recours contre cette décision devant la cour d’appel de Paris, qui, par un arrêt du 31 mai 2012, a confirmé la sanction. Un pourvoi a alors été formé devant la Cour de cassation. Le demandeur au pourvoi soutenait qu’une information ne peut être qualifiée de « précise » que si elle permet d’anticiper le sens, à la hausse ou à la baisse, de la variation du cours du titre concerné. Selon lui, en l’absence d’une telle prévisibilité, l’information ne confère aucun avantage à son détenteur et ne saurait donc être considérée comme précise.

La question posée à la Cour de justice était donc de savoir si la notion d’information à caractère précis, au sens de la directive 2003/6/CE, implique que l’information permette de déduire, avec une probabilité suffisante, le sens déterminé dans lequel elle influencera le cours de l’instrument financier. À cette interrogation, la Cour répond par la négative, jugeant que le caractère précis d’une information n’exige pas que le sens de son influence potentielle sur les cours soit prévisible. Cette solution consacre une conception extensive de l’information privilégiée (I), dont la portée renforce la protection de l’intégrité des marchés financiers (II).

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I. La consécration d’une conception extensive de l’information précise

La Cour de justice opère une interprétation stricte des textes pour refuser de conditionner le caractère précis d’une information à la prévisibilité de son effet sur les cours (A), s’appuyant principalement sur la finalité des directives relatives aux abus de marché (B).

A. Le rejet d’une condition de prévisibilité du sens de la variation du cours

L’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2003/124/CE définit une information comme précise si « elle est suffisamment précise pour que l’on puisse en tirer une conclusion quant à l’effet possible de cet ensemble de circonstances ou de cet événement sur les cours des instruments financiers concernés ». Le demandeur au pourvoi interprétait cette disposition comme exigeant une conclusion sur le sens de la variation, condition nécessaire selon lui pour permettre une exploitation profitable de l’information. La Cour écarte cette lecture en se fondant sur une analyse littérale du texte. Elle estime qu’il suffit que l’information soit « suffisamment concrète ou spécifique pour pouvoir constituer une base permettant d’évaluer si l’ensemble de circonstances ou l’événement qui en est l’objet est susceptible d’avoir un effet sur les cours ».

Cette interprétation établit une distinction fondamentale entre les informations vagues ou générales, qui ne permettent aucune conclusion sur leur effet potentiel, et les informations spécifiques dont l’impact, bien que probable, reste incertain quant à sa direction. La Cour considère que seules les premières sont exclues de la qualification d’information précise. Ainsi, une information sur un projet de fusion, une acquisition significative ou une restructuration majeure peut être jugée précise même si les acteurs du marché peuvent diverger sur ses conséquences finales pour le cours de l’action, à la hausse ou à la baisse. Le critère réside donc dans la spécificité du fait ou de l’événement, et non dans la capacité à prédire la réaction du marché.

B. La prééminence des objectifs de la réglementation sur les abus de marché

Au-delà de l’exégèse des textes, le raisonnement de la Cour est guidé par un argument téléologique. La directive 2003/6/CE vise à « assurer l’intégrité des marchés financiers communautaires et renforcer la confiance des investisseurs en ces marchés ». Une interprétation restrictive de la notion d’information précise, telle que celle proposée par le demandeur, irait à l’encontre de cet objectif. Elle permettrait à un détenteur d’information de se retrancher derrière l’incertitude quant au sens de la réaction du marché pour ne pas la publier et potentiellement en tirer profit.

La Cour souligne la complexité croissante des marchés financiers, où de multiples facteurs influencent les cours. Admettre qu’une information n’est précise que si son effet est directionnellement prévisible créerait une brèche significative dans l’arsenal de lutte contre les abus de marché. Elle relève à cet égard que les travaux préparatoires de la directive 2003/124/CE confirment cette volonté, une référence à la « direction » de l’effet de l’information ayant été délibérément retirée du texte final pour éviter qu’elle ne serve de prétexte à la rétention d’informations. La Cour privilégie donc une approche pragmatique qui favorise la transparence et l’égalité entre les investisseurs.

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II. La portée d’une solution protectrice de l’intégrité des marchés financiers

En clarifiant la notion d’information précise, la Cour renforce l’obligation de transparence qui pèse sur les émetteurs (A) et réaffirme l’autonomie des différents critères constitutifs de l’information privilégiée (B).

A. Le renforcement de l’obligation de transparence des émetteurs

La décision a pour conséquence directe d’élargir le périmètre des informations que les émetteurs sont tenus de rendre publiques. En écartant l’exigence d’une prévisibilité du sens de l’influence sur les cours, la Cour abaisse le seuil de qualification de l’information précise. Les émetteurs ne peuvent plus arguer de la complexité d’une opération ou de l’incertitude de la réaction du marché pour différer ou éviter une communication. Cette solution renforce la sécurité juridique pour les participants au marché en posant une règle claire : dès qu’une information est factuellement spécifique et susceptible d’avoir un effet sur les cours, elle doit être considérée comme précise et potentiellement divulguée.

Cette approche s’aligne avec la figure de « l’investisseur raisonnable », mentionnée à l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 2003/124/CE. Une telle information, même si son impact directionnel n’est pas certain, est une information qu’un investisseur raisonnable « serait susceptible d’utiliser en tant que faisant partie des fondements de ses décisions d’investissement ». La connaissance d’une opération financière d’envergure, par sa nature même, modifie l’appréciation des risques et des opportunités liés à un titre, justifiant ainsi sa divulgation rapide pour garantir une information égale à tous.

B. L’indépendance de la notion d’information précise à l’égard de son influence sensible

La Cour rappelle que la définition de l’information privilégiée repose sur plusieurs éléments cumulatifs mais distincts. L’un est son « caractère précis », objet de la présente décision, et l’autre est sa capacité à « influencer de façon sensible le cours des instruments financiers », critère apprécié au regard de l’investisseur raisonnable. L’argument du demandeur tendait à fusionner ces deux conditions en faisant de la prévisibilité de l’influence sensible un élément constitutif du caractère précis de l’information.

En rejetant ce raisonnement, la Cour préserve l’autonomie de chaque critère et la logique séquentielle de l’analyse. Le caractère précis de l’information est une condition première, évaluée objectivement au regard de la spécificité des faits. C’est seulement une fois ce caractère établi qu’intervient l’appréciation de son influence potentielle sensible. Cette clarification méthodologique est essentielle pour les autorités de régulation. Elle leur permet de qualifier une information de précise sans avoir à démontrer, à ce stade de l’analyse, l’orientation de son impact, une démonstration souvent complexe et sujette à débat. La Cour consolide ainsi la structure de la définition de l’information privilégiée, assurant une application plus rigoureuse et efficace de la réglementation.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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