Par un arrêt préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la compatibilité d’une législation nationale en matière d’insolvabilité avec les principes fondamentaux du droit de l’Union, notamment la liberté d’établissement. En l’espèce, un citoyen de l’Union, après avoir exercé son activité de promoteur immobilier et constitué des droits à pension dans son État membre d’origine, l’Irlande, s’est établi de manière permanente au Royaume-Uni pour y poursuivre une activité économique. Faisant face à d’importantes difficultés financières, il y a été déclaré en faillite sur son propre aveu le 2 novembre 2012.
La procédure a été initiée par les curateurs à la faillite, qui ont demandé l’intégration des droits à pension du failli, constitués en Irlande, dans la masse active de la faillite. Le failli et ses ayants droit s’y sont opposés, soutenant que la législation du Royaume-Uni créait une discrimination contraire à la liberté d’établissement. Cette législation prévoyait une protection quasi intégrale et automatique pour les droits issus de régimes de pension « agréés » au Royaume-Uni, mais une protection seulement partielle et discrétionnaire pour les régimes « non agréés », catégorie dans laquelle tombait le plan de pension irlandais du failli. La High Court of Justice (England & Wales), saisie du litige, a considéré que cette différence de traitement était susceptible d’affecter plus négativement les ressortissants d’autres États membres et a interrogé la Cour de justice sur sa conformité avec le droit de l’Union.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait à déterminer si l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’oppose à une disposition nationale qui conditionne la distraction quasi intégrale des droits à pension de la masse de la faillite à un agrément fiscal préalable dans cet État, créant ainsi un traitement moins favorable pour les droits acquis dans un autre État membre. La Cour répond que l’article 49 TFUE s’oppose à une telle législation, car elle constitue une restriction à la liberté d’établissement qui ne peut être admise que si elle est objectivement justifiée, nécessaire et proportionnée à la réalisation d’un objectif d’intérêt général. La solution retenue par la Cour conduit à examiner la caractérisation de la restriction à la liberté d’établissement (I), avant d’analyser l’appréciation de sa justification (II).
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I. La caractérisation d’une restriction à la liberté d’établissement
La Cour de justice établit que la législation nationale en cause constitue une restriction à la liberté d’établissement en confirmant d’abord que le droit de l’insolvabilité entre dans le champ d’application de l’article 49 TFUE (A), pour ensuite identifier l’existence d’une discrimination indirecte fondée sur la nationalité (B).
A. L’applicabilité de l’article 49 TFUE à une législation nationale sur l’insolvabilité
La Cour rappelle avec force que, bien que le droit matériel de l’insolvabilité ne soit pas harmonisé au niveau de l’Union, les États membres doivent exercer leur compétence dans le respect du droit de l’Union. Elle écarte ainsi l’idée que les règles d’insolvabilité, qualifiées de *lex fori concursus* par le règlement n°1346/2000, pourraient échapper au contrôle de leur conformité avec les libertés fondamentales. La Cour affirme que « si le droit matériel de l’insolvabilité […] demeure à ce jour largement de la compétence des États membres, ceux-ci sont néanmoins tenus d’exercer cette compétence dans le respect du droit de l’Union ». Cette position de principe est essentielle car elle soumet l’ensemble des règles nationales, même techniques, aux exigences des traités européens.
De plus, la Cour estime que la situation du failli relève bien de l’article 49 TFUE. Il s’agit d’un citoyen de l’Union qui a quitté son État d’origine pour s’établir durablement dans un autre État membre afin d’y exercer une activité non salariée. Les droits à pension litigieux, bien qu’acquis avant son installation au Royaume-Uni, sont directement liés à son parcours professionnel. La Cour juge que la protection de ces droits en cas de faillite est « un facteur susceptible d’être pris en compte par ce citoyen lors de la prise d’une décision de se déplacer dans un autre État membre ». Ainsi, une réglementation moins favorable dans l’État d’accueil peut constituer un frein à l’exercice de la liberté d’établissement, même si l’événement de la faillite est futur et hypothétique.
B. La reconnaissance d’une discrimination indirecte
Après avoir établi l’applicabilité de la liberté d’établissement, la Cour analyse le mécanisme de la législation britannique. Celle-ci opère une distinction entre les régimes de pension « agréés » et « non agréés », sans référence explicite à la nationalité. Toutefois, la Cour retient qu’il s’agit d’une discrimination indirecte. Elle souligne qu’une disposition nationale « doit être considérée comme étant indirectement discriminatoire dès lors qu’elle est susceptible, par sa nature même, d’affecter davantage les travailleurs ressortissants d’autres États membres que les travailleurs nationaux ».
En l’espèce, les travailleurs nationaux du Royaume-Uni bénéficient en général de plans de pension agréés localement pour des raisons fiscales. En revanche, les travailleurs migrants sont bien plus susceptibles de détenir des droits à pension constitués dans leur État d’origine, lesquels ne seront généralement pas agréés dans l’État d’accueil. Par conséquent, l’exigence d’un agrément national pour bénéficier de la protection la plus forte désavantage structurellement les non-nationaux. La Cour conclut que cette différence de traitement « est susceptible de frapper, en pratique, une proportion substantiellement plus importante de travailleurs migrants que de travailleurs nationaux ». Cette approche pragmatique, fondée sur les effets concrets de la loi, permet de démasquer une discrimination dissimulée derrière un critère en apparence neutre.
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Une fois la restriction à la liberté d’établissement établie, il revenait à la Cour d’examiner si cette dernière pouvait être justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général et si la mesure était proportionnée à l’objectif poursuivi.
II. L’appréciation rigoureuse de la justification de la mesure nationale
La Cour procède à un examen de la justification de la restriction en deux temps. Elle identifie une possible raison impérieuse d’intérêt général (A) mais fournit à la juridiction de renvoi des éléments décisifs pour conclure au caractère disproportionné de la mesure (B).
A. La recherche d’une raison impérieuse d’intérêt général
La Cour envisage qu’une justification puisse être trouvée dans l’objectif de la législation. Elle suggère, en s’appuyant sur les observations de la Commission, qu’une telle raison pourrait être « l’objectif de politique sociale lié à la garantie, pour le failli, d’un certain niveau de droits à pension afin de lui permettre de disposer d’un revenu adéquat ». Plus précisément, elle estime que l’objectif poursuivi vise à « assurer un juste équilibre entre une protection adéquate des intérêts du failli et la protection des intérêts financiers des créanciers ». Cet objectif de conciliation entre des intérêts divergents est une raison impérieuse d’intérêt général reconnue en droit de l’Union.
Cependant, la Cour se montre prudente et souligne le caractère hypothétique de cette justification. Elle note que le gouvernement du Royaume-Uni n’a pas présenté d’observations pour défendre sa législation, et que les propres services de l’insolvabilité semblaient préconiser une égalité de traitement. Cette retenue témoigne du fait que l’existence d’une justification ne se présume pas et doit être démontrée par l’État membre qui s’en prévaut. L’objectif doit être en adéquation avec la mesure restrictive mise en place, ce qui amène la Cour à analyser la proportionnalité de celle-ci.
B. Le contrôle strict de la proportionnalité
C’est sur le terrain de la proportionnalité que l’analyse de la Cour est la plus critique. Elle doute que l’exigence d’un agrément fiscal préalable au Royaume-Uni soit une mesure nécessaire et appropriée pour atteindre l’objectif de juste équilibre entre les intérêts du failli et de ses créanciers. La Cour propose plusieurs pistes de réflexion à la juridiction nationale. D’une part, elle se demande si l’exigence d’un agrément supplémentaire est pertinente lorsque le plan de pension est déjà réglementé et supervisé dans un autre État membre. Imposer un second contrôle « serait susceptible d’aller au-delà de ce qui est nécessaire ».
D’autre part, la Cour interroge le lien entre l’agrément fiscal et la finalité de la loi en matière d’insolvabilité. Si l’agrément fiscal est logique pour contrôler des avantages fiscaux, il semble « dépourvu de lien » lorsqu’il conditionne la protection des droits du failli en dehors de tout contexte fiscal. Enfin, la Cour considère que l’impossibilité de demander un agrément après la déclaration de faillite rend la mesure particulièrement rigide et disproportionnée. Cette analyse détaillée fournit à la juridiction de renvoi les outils pour conclure à l’invalidité de la législation au regard du droit de l’Union, renforçant ainsi la protection des travailleurs mobiles et le principe de confiance mutuelle entre les systèmes juridiques des États membres.