L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne vient clarifier l’application de l’article 90 de la directive relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée. Cette décision, rendue sur renvoi préjudiciel d’une juridiction tchèque, examine la compatibilité d’une législation nationale avec le droit de l’Union en matière de rectification de la base d’imposition en cas de créance impayée. En l’espèce, un assujetti avait réalisé une livraison de biens à une société qui, moins de six mois plus tard, fut déclarée en faillite sans avoir réglé la facture correspondante. L’administration fiscale refusa à l’assujetti le droit de rectifier sa base d’imposition, et donc de récupérer la TVA versée, au motif que la législation nationale excluait ce droit pour les créances nées dans la période de six mois précédant la déclaration de faillite du débiteur. Le litige fut porté devant les juridictions nationales, et la cour régionale de Brno, saisie de l’affaire, a interrogé la Cour de justice sur la conformité de cette exclusion avec le droit de l’Union. La question posée était de savoir si l’article 90 de la directive TVA s’oppose à une réglementation nationale qui conditionne la rectification du montant de la taxe au fait que la créance ne soit pas née au cours des six mois précédant la mise en faillite du débiteur. La Cour répond par l’affirmative, jugeant une telle condition contraire au principe de neutralité de la TVA dès lors qu’elle conduit à refuser systématiquement le droit à réduction, même lorsque la créance devient définitivement irrécouvrable.
La solution retenue par la Cour repose sur une réaffirmation ferme du principe de neutralité fiscale, qui s’oppose à une condition temporelle trop générale (I), et sur une interprétation restrictive des dérogations que les États membres peuvent apporter au droit à la réduction de la base d’imposition (II).
I. La censure d’une condition temporelle absolue au nom du principe de neutralité de la TVA
La Cour de justice rappelle que le droit à la réduction de la base d’imposition est un principe fondamental du système de la TVA (A), et que la condition temporelle posée par la loi nationale, par son caractère automatique, constitue une restriction disproportionnée à ce droit (B).
A. Le rappel du droit fondamental à la réduction de la base d’imposition
Le raisonnement de la Cour s’ancre dans la finalité même du mécanisme de la TVA, qui ne doit pas peser sur l’assujetti agissant en tant que simple collecteur d’impôt pour le compte de l’État. L’article 90, paragraphe 1, de la directive TVA impose aux États membres de réduire la base d’imposition lorsqu’une créance n’est pas ou n’est que partiellement perçue. La Cour réaffirme avec constance que cette disposition est « l’expression d’un principe fondamental de la directive TVA selon lequel la base d’imposition est constituée par la contrepartie réellement reçue et dont le corollaire consiste en ce que l’administration fiscale ne saurait percevoir au titre de la TVA un montant supérieur à celui que l’assujetti a perçu ». Cette règle garantit que la charge fiscale finale incombe au consommateur et non à l’opérateur économique. En cas de non-paiement définitif, maintenir une base d’imposition incluant la créance irrécouvrable reviendrait à faire supporter à l’assujetti le poids de la taxe sur une somme qu’il n’a jamais encaissée, ce qui est l’antithèse du principe de neutralité. La décision commentée s’inscrit ainsi dans une jurisprudence bien établie qui fait de la perception effective de la contrepartie la clé de voûte de l’imposition.
B. Le caractère disproportionné de l’exclusion automatique du droit à réduction
La législation nationale en cause instaure une exclusion du droit à réduction qui est à la fois générale et absolue. Elle s’applique à toute créance née dans une période de six mois avant la déclaration de faillite, sans tenir compte des circonstances spécifiques de l’opération ni de la probabilité réelle de recouvrement. La Cour sanctionne cette automaticité, relevant qu’une telle condition « a pour conséquence d’exclure purement et simplement toute réduction de la base d’imposition […] même lorsque ces créances deviennent définitivement irrécouvrables au terme de la procédure de faillite ». Le critère temporel est jugé sans pertinence au regard de l’objectif de la directive, car il est déconnecté de la situation réelle de la créance. En effet, le fait qu’une créance soit née peu de temps avant une faillite ne signifie pas qu’elle sera nécessairement traitée différemment des autres créances dans la procédure collective. En liant le droit à réduction à une condition de délai plutôt qu’au caractère irrécouvrable de la créance, la mesure nationale introduit une distorsion qui contrevient à l’harmonisation fiscale et au principe de neutralité.
Au-delà de cette censure fondée sur les principes généraux, la Cour examine et rejette également les justifications spécifiques que les États membres peuvent invoquer pour restreindre le droit à réduction.
II. Une interprétation stricte des dérogations justifiant une restriction au droit à réduction
La Cour analyse successivement les deux dérogations possibles, prévues par la directive TVA, qui auraient pu fonder la mesure nationale : celle liée à l’incertitude du recouvrement (A) et celle relative à la lutte contre la fraude (B), pour les écarter l’une après l’autre.
A. Le rejet de la justification tirée de l’incertitude du recouvrement
L’article 90, paragraphe 2, de la directive TVA permet aux États membres de déroger à l’obligation de réduction de la base d’imposition en cas de non-paiement. Toutefois, la jurisprudence de la Cour encadre strictement cette faculté. Elle rappelle que cette dérogation « est fondée sur l’idée selon laquelle le non-paiement de la contrepartie peut, dans certaines circonstances et en raison de la situation juridique existant dans l’État membre concerné, être difficile à vérifier ou n’être que provisoire ». Or, la mesure nationale litigieuse n’a pas pour objet de gérer une incertitude temporaire. Au contraire, elle instaure une exclusion définitive et inconditionnelle pour les créances nées dans la période suspecte. La Cour estime qu’une telle règle est sans rapport avec l’objectif de la dérogation, car elle ne tient pas compte de l’issue de la procédure de faillite, à l’issue de laquelle l’incertitude sur le recouvrement est levée et le caractère irrécouvrable peut être définitivement établi. Refuser la réduction de la base d’imposition à ce stade reviendrait à transformer une dérogation conçue pour des situations d’incertitude en une exclusion de principe, ce que le droit de l’Union ne permet pas.
B. L’inapplicabilité de la justification fondée sur la lutte contre la fraude fiscale
Le gouvernement tchèque invoquait également l’article 273 de la directive, qui autorise les États membres à prendre des mesures pour assurer l’exacte perception de la taxe et éviter la fraude. La Cour rejette cet argument en soulignant que de telles mesures doivent rester strictement nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi. Elle considère que la présomption de fraude ou de négligence qui sous-tend la règle des six mois est injustifiée. Comme le relève la Cour, « le fait qu’une créance non payée est née au cours de la période de six mois précédant la déclaration de faillite de la société débitrice ne saurait, en l’absence de tout élément supplémentaire, permettre valablement de présumer que le créancier et le débiteur auraient agi dans le but de commettre une fraude ou une évasion fiscales ». Une telle présomption est excessive et conduit à pénaliser un assujetti de bonne foi en lui faisant supporter la charge de la TVA. La mesure est donc jugée disproportionnée, car elle va au-delà de ce qui est nécessaire pour lutter contre la fraude et porte une atteinte fondamentale au principe de neutralité fiscale, qui constitue la pierre angulaire du système commun de TVA.