Par un arrêt non daté, la Cour de justice des Communautés européennes a rejeté comme irrecevable un recours en manquement introduit par la Commission à l’encontre d’un État membre.
En l’espèce, la Commission avait engagé une procédure en manquement, considérant que cet État avait méconnu ses obligations découlant du droit communautaire en matière de marchés publics. Il était reproché à une entité publique de cet État d’avoir attribué plusieurs contrats de services sans respecter les procédures de mise en concurrence prévues par la directive 92/50. Après une phase précontentieuse initiée par une lettre de mise en demeure, la Commission avait émis un avis motivé, délimitant les griefs adressés à l’État membre et lui impartissant un délai pour se conformer. L’État n’ayant pas pris les mesures attendues, la Commission a saisi la Cour de justice.
Devant la Cour, l’État membre défendeur a soulevé une fin de non-recevoir, arguant que le recours contentieux de la Commission contenait des griefs qui n’avaient pas été formulés dans l’avis motivé ou qui différaient substantiellement de ceux-ci. La Commission, pour sa part, a soutenu que l’examen de ces griefs était indispensable pour permettre à la Cour de fournir une interprétation de la directive adaptée aux caractéristiques spécifiques des marchés en cause.
La question de droit soumise aux juges portait donc sur la recevabilité d’un recours en manquement dont l’objet ne coïncidait pas strictement avec celui de l’avis motivé émis au terme de la procédure précontentieuse. Plus précisément, la Cour devait déterminer si l’intérêt substantiel d’une affaire, notamment la nécessité d’une interprétation uniforme du droit communautaire, pouvait justifier une dérogation aux règles procédurales encadrant l’action en manquement.
La Cour répond à cette question par la négative. Elle déclare le recours irrecevable, consacrant ainsi l’obligation d’une concordance parfaite entre les griefs formulés durant la phase précontentieuse et ceux présentés dans le recours juridictionnel. La Cour écarte l’argument de la Commission en affirmant que « cette seule circonstance ne saurait être de nature à rendre ce recours recevable ». Ce faisant, elle réaffirme avec force le caractère impératif des garanties procédurales qui gouvernent le dialogue entre la Commission et les États membres.
La solution, qui privilégie une stricte orthodoxie procédurale (I), illustre la primauté absolue accordée aux formes précontentieuses sur toute considération relative au fond du droit (II).
I. La consécration d’une orthodoxie procédurale rigoureuse
La décision de la Cour d’écarter le recours pour irrecevabilité se fonde sur le rôle fondamental de la procédure précontentieuse, dont elle entend préserver la finalité (A) en sanctionnant systématiquement toute irrégularité substantielle (B).
A. Le rappel de la finalité de la procédure précontentieuse
L’action en manquement, prévue aujourd’hui à l’article 258 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, est encadrée par une phase précontentieuse obligatoire. Cette phase a pour double objectif de permettre à l’État membre de présenter ses observations face aux reproches de la Commission et, le cas échéant, de se conformer volontairement à ses obligations. Elle constitue une garantie essentielle des droits de la défense de l’État mis en cause. La jurisprudence a constamment affirmé que l’avis motivé, qui clôt cette phase, a pour fonction de délimiter de manière définitive l’objet du litige. L’État membre doit connaître avec précision l’ensemble des griefs qui lui sont faits afin de pouvoir utilement préparer sa défense, tant avant qu’après une éventuelle saisine de la Cour.
B. L’irrecevabilité comme sanction de l’incohérence du recours
En l’espèce, l’État membre a soutenu avec succès que la Commission avait modifié l’objet de son action entre l’avis motivé et le recours contentieux. En déclarant le recours irrecevable, la Cour sanctionne ce manquement de la Commission à ses propres obligations procédurales. La solution est parfaitement cohérente avec une jurisprudence établie qui exige une identité de l’objet, des moyens et des griefs entre l’avis motivé et la requête introductive d’instance. Tout élargissement ou toute modification substantielle du litige au stade contentieux est perçu comme une violation des droits de la défense de l’État membre concerné. La Cour se montre donc inflexible, car permettre à la Commission de faire évoluer ses griefs priverait la phase précontentieuse de son effet utile et transformerait le dialogue initial en un simple simulacre.
La rigueur de cette approche procédurale se manifeste également par le refus de la Cour de laisser des considérations de fond interférer avec son appréciation de la recevabilité.
II. Le rejet de toute considération de fond dans l’appréciation de la recevabilité
La Cour de justice oppose une fin de non-recevoir à l’argumentation de la Commission qui tentait de justifier son action par l’importance de la question de droit soulevée (A), affirmant ainsi la primauté absolue des exigences procédurales sur le fond (B).
A. L’inefficacité de l’argument tiré de la nécessité d’interpréter le droit
Face à l’exception d’irrecevabilité, la Commission a tenté de déplacer le débat sur le terrain du droit substantiel. Elle a fait valoir que la spécificité des marchés publics en cause rendait nécessaire une clarification jurisprudentielle de la directive 92/50. La réponse de la Cour est aussi brève que catégorique : « il suffit de constater que cette seule circonstance ne saurait être de nature à rendre ce recours recevable ». Par cette formule lapidaire, les juges signifient que l’intérêt d’une question juridique, aussi pertinent soit-il, ne peut jamais servir à purger l’action d’un vice de procédure. L’office du juge de l’Union est d’abord d’assurer le respect des règles du procès avant de se prononcer sur le fond. Cette solution rappelle que la Commission, bien que gardienne des Traités, demeure une partie au litige et est, à ce titre, soumise au strict respect des règles de procédure.
B. La portée de la décision : la primauté de la sécurité juridique
En refusant de moduler les exigences de recevabilité en fonction de l’enjeu substantiel du litige, la Cour renforce la sécurité juridique des États membres. Ces derniers sont assurés de ne devoir répondre devant le juge que des seuls griefs qui leur ont été formellement notifiés et sur lesquels ils ont pu s’expliquer durant la phase précontentieuse. La décision, bien qu’étant une décision d’espèce, confirme une orientation de principe fondamentale dans l’équilibre institutionnel de l’Union. Elle discipline l’action de la Commission et prévient les risques d’une instrumentalisation de la procédure en manquement à des fins qui dépasseraient le seul traitement du cas d’espèce. La Cour se positionne en gardienne non seulement de la légalité communautaire, mais aussi de la loyauté et de l’équité procédurales qui doivent gouverner les relations entre les institutions et les États membres.