Par un arrêt en date du 11 octobre 2007, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’application des délais de forclusion en matière de recours dans les procédures de passation de marchés publics.
En l’espèce, une entité publique allemande a lancé un appel d’offres national pour la fourniture d’un logiciel. L’avis de marché ne contenait aucune indication sur la valeur estimée, la quantité ou l’étendue globale du contrat. Une société intéressée a tenté d’obtenir des précisions sur le nombre de licences à acquérir, mais l’entité publique a fourni des réponses évasives. La société a néanmoins soumis une offre dont le montant dépassait le seuil de 200 000 euros déclenchant l’application des directives communautaires. Après le rejet de son offre, jugée non économiquement la plus avantageuse, la société a contesté la procédure. Elle soutenait notamment qu’un appel d’offres européen aurait dû être organisé en raison du dépassement du seuil.
La chambre des marchés publics allemande a rejeté le recours comme irrecevable. Elle a appliqué une disposition du droit national prévoyant une forclusion si une infraction décelable dans l’avis de marché n’est pas dénoncée avant l’expiration du délai de présentation des offres. La société a interjeté appel de cette décision. La juridiction d’appel a alors saisi la Cour de justice à titre préjudiciel. Elle cherchait à savoir si une telle règle nationale de forclusion, qui aboutit à refuser tout accès à un réexamen de la décision du pouvoir adjudicateur, est compatible avec le droit communautaire, notamment lorsque le pouvoir adjudicateur n’a pas fourni les informations nécessaires pour évaluer la valeur du marché.
La question posée à la Cour était donc de déterminer si le droit communautaire, et plus spécifiquement la directive sur les recours en matière de marchés publics, s’oppose à ce qu’une règle de forclusion nationale prive un soumissionnaire de son droit de recours au motif qu’il n’a pas contesté la procédure avant la soumission de son offre, alors même que le pouvoir adjudicateur a entretenu une ambiguïté sur la valeur réelle du marché. En outre, la Cour était interrogée sur la possibilité d’étendre cette forclusion aux irrégularités qui ne peuvent être décelées qu’à des stades ultérieurs de la procédure.
La Cour répond que la directive sur les recours s’oppose à une telle application d’une règle de forclusion. Elle affirme que l’accès à un recours ne peut être refusé lorsque le pouvoir adjudicateur n’a pas clairement indiqué la quantité ou l’étendue globale du marché. De plus, elle juge qu’une telle règle de forclusion ne peut être étendue de manière générale aux décisions postérieures au terme qu’elle fixe, comme celles relatives à l’évaluation des offres.
La décision commentée renforce l’exigence de transparence pesant sur les pouvoirs adjudicateurs (I) et garantit par-là même l’effectivité du droit au recours des soumissionnaires face aux règles de procédure nationales (II).
I. La consécration de l’exigence de transparence comme condition préalable à la forclusion
La Cour rappelle d’abord que le droit communautaire impose des obligations de publicité précises, dont la méconnaissance vicie la procédure. Cette exigence de transparence (A) conditionne logiquement la possibilité pour un soumissionnaire d’exercer utilement ses droits de recours (B).
A. L’obligation d’indiquer l’étendue globale du marché
La Cour de justice commence son raisonnement en examinant les obligations d’information qui incombent au pouvoir adjudicateur. Elle se fonde sur la directive 93/36/CEE pour affirmer sans ambiguïté qu’un avis de marché doit contenir des renseignements précis sur l’objet du contrat. En particulier, elle énonce que, conformément à cette directive, « l’avis de marché relatif à un marché relevant du champ d’application de cette directive doit préciser la quantité ou l’étendue globale de ce marché ». Cette obligation n’est pas une simple formalité ; elle constitue un élément essentiel de la procédure de passation.
En effet, cette information est indispensable pour permettre aux opérateurs économiques de prendre une décision éclairée quant à leur participation à la procédure d’appel d’offres. Elle leur permet d’évaluer l’importance économique du contrat et de préparer une offre pertinente. Surtout, la valeur estimée du marché, qui découle de sa quantité ou de son étendue, détermine le régime juridique applicable, notamment s’il s’agit d’une procédure nationale ou d’une procédure soumise aux règles de publicité et de mise en concurrence européennes. L’absence de cette information prive les soumissionnaires d’un critère fondamental pour apprécier la régularité même de la procédure choisie par le pouvoir adjudicateur.
B. Le droit au recours comme sanction du défaut de transparence
La Cour tire une conséquence directe de la violation de cette obligation de transparence. Le défaut d’indication de la quantité ou de l’étendue globale du marché n’est pas sans sanction. La Cour précise que « le défaut d’une telle indication doit pouvoir faire l’objet d’un recours en vertu de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 89/665/CEE ». Ainsi, la violation d’une règle de publicité constitue une illégalité qui doit pouvoir être contestée par les soumissionnaires.
Cette précision est fondamentale car elle lie directement le respect des obligations de transparence à la garantie d’un recours effectif. En qualifiant cette omission de violation du droit communautaire, la Cour lui confère une portée juridique forte. Elle empêche un pouvoir adjudicateur de se prévaloir de ses propres manquements pour échapper au contrôle juridictionnel. Un soumissionnaire qui s’estime lésé par ce manque de clarté doit donc disposer d’une voie de droit pour le faire valoir, ce qui ouvre la voie à une censure des pratiques opaques.
Cette affirmation du droit au recours prépare le terrain pour la seconde partie de l’analyse, qui porte sur les limites que le droit communautaire impose aux règles procédurales nationales susceptibles d’entraver ce droit.
II. La primauté du principe d’effectivité sur les règles de forclusion nationales
Après avoir posé le principe de la nécessaire transparence, la Cour examine sa confrontation avec une règle de procédure nationale limitant l’exercice des recours dans le temps. Elle admet la validité de principe des délais de forclusion mais en subordonne l’application au respect de l’effectivité du droit communautaire (A), ce qui la conduit à censurer une application disproportionnée de la règle nationale en l’espèce (B).
A. L’encadrement des délais de forclusion par le principe d’effectivité
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les États membres peuvent fixer des délais de recours raisonnables, sous peine de forclusion, afin d’assurer la sécurité juridique. Cependant, cette autonomie procédurale nationale trouve sa limite dans les principes d’équivalence et d’effectivité. En l’occurrence, elle se concentre sur le principe d’effectivité, en vertu duquel les modalités procédurales nationales ne doivent pas rendre « pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits » conférés par l’ordre juridique communautaire.
L’arrêt applique ce critère à la situation particulière où l’information nécessaire à la détection de l’irrégularité fait défaut. La Cour estime qu’exiger d’un soumissionnaire qu’il conteste une illégalité avant même d’avoir pu en prendre connaissance avec une certitude suffisante est contraire à l’exigence d’effectivité. Elle juge qu’un « avis de marché dépourvu de toute information relative à la valeur estimée du marché, suivi d’un comportement du pouvoir adjudicateur évasif face aux interrogations d’un soumissionnaire potentiel », rend précisément l’exercice des droits excessivement difficile. Opposer la forclusion dans de telles circonstances reviendrait à récompenser le manque de transparence du pouvoir adjudicateur.
B. La censure d’une extension disproportionnée des effets de la forclusion
Enfin, la Cour examine le second aspect de la question, à savoir l’extension de la forclusion à des irrégularités qui ne pourraient être connues qu’après la date limite de soumission des offres. La juridiction nationale avait en effet considéré que la forclusion applicable au choix de la procédure s’étendait à toutes les autres violations potentielles, y compris celles relatives à l’analyse des offres. La Cour rejette fermement cette interprétation.
Elle souligne que certaines irrégularités, comme celles affectant l’évaluation des offres ou les tests de produits, ne peuvent par nature se produire qu’après l’expiration du délai de présentation des candidatures. Appliquer une règle de forclusion qui prend fin à cette date pour contester de telles irrégularités « rend pratiquement impossible l’exercice des droits conférés à l’intéressé par le droit communautaire ». Une telle extension est donc manifestement contraire à la directive sur les recours. La Cour en conclut que la directive 89/665 s’oppose à ce qu’une règle de forclusion soit « étendue de manière générale aux recours portant sur les décisions du pouvoir adjudicateur, y compris sur celles intervenues lors de phases de la procédure de passation postérieures au terme fixé par cette règle de forclusion ». La portée de la forclusion doit être strictement limitée aux seules irrégularités qui pouvaient raisonnablement être décelées avant son expiration.