Par un arrêt du 12 avril 2005, la Cour de justice des Communautés européennes, statuant en grande chambre, a précisé le champ d’application matériel du traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique. En l’espèce, la Commission avait engagé une procédure en manquement à l’encontre d’un État membre au motif que ce dernier n’avait pas communiqué les données générales relatives à un projet de rejet d’effluents radioactifs. Ce projet concernait le démantèlement d’un réacteur nucléaire qui avait été utilisé à des fins de formation et de recherche dans le cadre d’un programme de propulsion nucléaire militaire. La Commission estimait que l’obligation d’information prévue à l’article 37 du traité Euratom s’appliquait indépendamment de la nature civile ou militaire de l’installation à l’origine des rejets. L’État membre mis en cause, soutenu en intervention par un autre État membre, objectait pour sa part que le traité Euratom ne régissait que les usages pacifiques de l’énergie atomique et que, par conséquent, les installations militaires échappaient à son empire. La question de droit soumise à la Cour était donc de déterminer si le champ d’application du traité Euratom, et plus particulièrement les obligations de protection sanitaire qu’il édicte, s’étendait aux activités nucléaires relevant du domaine de la défense nationale. À cette interrogation, la Cour répond par la négative, considérant que les activités militaires sortent du périmètre du traité. Cette solution, qui repose sur une analyse systémique des dispositions du traité, clarifie la répartition des compétences en matière nucléaire mais met également en lumière les limites de l’encadrement juridique communautaire. Il convient dès lors d’analyser la consécration par la Cour d’une interprétation restrictive du traité Euratom (I), avant d’étudier la portée de cette solution qui redessine les frontières entre les compétences communautaires et les prérogatives étatiques (II).
I. La consécration d’une interprétation restrictive du champ d’application du traité Euratom
La Cour, pour exclure les activités militaires du champ d’application du traité Euratom, s’est fondée sur une interprétation systémique de celui-ci, privilégiant la souveraineté des États en matière de défense (A) et écartant une application extensive des normes de protection sanitaire (B).
A. Le silence du traité interprété à la lumière des intérêts essentiels de la défense
La Cour constate que le traité Euratom ne contient aucune disposition excluant expressément les activités militaires de son champ d’application. Toutefois, elle ne déduit pas de ce silence une application générale et indifférenciée du traité. Son raisonnement se construit à partir d’une comparaison avec le traité instituant la Communauté économique européenne, signé le même jour. Ce dernier comporte des clauses de sauvegarde, tel l’ancien article 223 (devenu article 296 CE), permettant aux États membres de déroger à ses règles pour protéger les intérêts essentiels de leur sécurité. Or, le traité Euratom est dépourvu d’une telle clause générale. La Cour en conclut qu’il est inconcevable que les États membres, dans un domaine aussi sensible que les applications militaires de l’énergie nucléaire, aient accepté de transférer des compétences sans ménager des garanties explicites pour leur défense nationale.
L’argumentation de la Commission, qui voyait dans certaines dispositions spécifiques du traité Euratom, comme les articles 24 à 28 relatifs au secret des connaissances ou l’article 84 sur le contrôle de sécurité, la preuve d’une prise en compte des intérêts de la défense, est rejetée. La Cour estime que ces dispositions ont une portée limitée et s’expliquent par la nécessité de protéger des informations de défense qui pourraient être incidemment affectées par des activités civiles régies par le traité. L’absence de mécanisme général de protection des intérêts de la défense conduit ainsi la Cour à affirmer que « l’application de telles dispositions aux installations, aux programmes de recherche et aux autres activités militaires pourrait être de nature à compromettre des intérêts essentiels de la défense nationale des États membres ». C’est pourquoi, selon elle, « l’absence dans ledit traité de toute dérogation fixant les modalités selon lesquelles les États membres seraient autorisés à invoquer et à protéger ces intérêts essentiels permet de conclure que les activités relevant du domaine militaire échappent au champ d’application de ce traité ».
B. Le rejet d’une application extensive des dispositions relatives à la protection sanitaire
Face à cette interprétation systémique, la Commission a tenté de faire valoir une approche plus souple, fondée sur la finalité de l’article 37 du traité. Elle a soutenu que les États membres resteraient maîtres de déterminer le moment où une installation ou une matière nucléaire perd son affectation militaire pour devenir un simple déchet, déclenchant ainsi l’obligation d’information. Cette interprétation est fermement écartée par la Cour. Elle juge qu’une telle approche serait contraire à la finalité préventive de la disposition, qui vise à garantir une protection sanitaire efficace. Laisser à l’appréciation discrétionnaire de chaque État membre le moment et le contenu de la communication des données nuirait à l’effet utile de l’article 37.
La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure selon laquelle les informations doivent être communiquées en temps utile pour que la Commission puisse émettre un avis éclairé avant que l’autorisation de rejet ne soit délivrée par les autorités nationales. Une communication tardive ou partielle rendrait cet avis sans objet. Par conséquent, « une interprétation de l’article 37 ea selon laquelle l’État membre concerné pourrait décider tant du moment à partir duquel une source militaire d’effluents radioactifs doit être considérée comme un déchet civil que de la teneur concrète des données qui doivent être communiquées à la Commission serait en contradiction avec la finalité de cette disposition ». En refusant de dissocier le régime de protection sanitaire du champ d’application général du traité, la Cour confirme que l’ensemble du traité Euratom doit être entendu comme ne visant que le domaine civil, laissant ainsi les activités militaires hors de sa portée.
Cette délimitation claire du périmètre du traité Euratom n’est pas sans conséquences sur l’architecture globale du droit communautaire et sur les moyens disponibles pour assurer la protection de l’environnement et de la santé publique face aux risques nucléaires.
II. La portée d’une solution délimitant les compétences communautaires en matière nucléaire
La décision de la Cour, en excluant le nucléaire militaire du traité Euratom, apporte une clarification bienvenue sur la dualité des traités fondateurs (A), tout en identifiant une lacune juridique pour laquelle elle esquisse une solution alternative (B).
A. Une clarification de la nature spécifique du traité Euratom
L’arrêt commenté met en exergue la nature *sui generis* du traité Euratom. Contrairement au traité CE, qui visait une intégration économique large et profonde, le traité Euratom a été conçu avec un objectif plus circonscrit : créer les conditions du développement d’une industrie nucléaire à des fins pacifiques. Les pères fondateurs, conscients des enjeux de souveraineté liés au nucléaire militaire, ont délibérément laissé ce domaine en dehors du processus d’intégration. La décision de la Cour ne fait que confirmer cette volonté originelle. En refusant d’appliquer le traité Euratom aux activités de défense, elle réaffirme que ce traité n’est pas un instrument d’intégration générale mais un cadre juridique sectoriel et spécialisé.
Cette solution offre une sécurité juridique appréciable aux États membres dotés de capacités nucléaires militaires. Elle confirme qu’ils conservent une compétence exclusive sur leurs activités de défense, y compris en ce qui concerne la gestion de leurs installations et de leurs matières nucléaires. La Cour évite ainsi de s’engager dans une voie qui aurait pu conduire à des conflits de compétences difficilement solubles entre la Commission et les États sur des questions touchant au cœur de la souveraineté nationale. La décision consolide la répartition des pouvoirs telle qu’elle a été pensée en 1957, où le nucléaire civil relevait de la Communauté tandis que le nucléaire militaire demeurait une prérogative étatique exclusive.
B. L’identification d’une lacune juridique et l’esquisse d’une solution alternative
En déclarant le traité Euratom inapplicable aux activités militaires, la Cour met cependant en évidence un vide juridique potentiel. Si les rejets radioactifs d’origine militaire ne sont pas soumis aux obligations de l’article 37 Euratom, quel instrument juridique garantit la protection de la santé des populations et de l’environnement des États membres voisins ? Les risques de contamination radioactive ignorent en effet la distinction entre les activités civiles et militaires. La Cour est consciente de cette difficulté et prend soin d’apporter une précision essentielle dans un *obiter dictum* de grande importance.
Elle souligne que sa conclusion « ne diminue en rien l’importance cruciale que revêt l’objectif de protéger la santé des populations et l’environnement contre les dangers liés à l’utilisation de l’énergie nucléaire, y compris à des fins militaires ». Plus encore, elle ouvre une porte en suggérant une voie alternative. La Cour énonce en effet que « [p]our autant que ledit traité ne fournit pas à la Communauté un instrument spécifique pour la poursuite de cet objectif, il ne saurait être exclu que des mesures appropriées puissent être adoptées sur le fondement des dispositions pertinentes du traité CE ». Cette remarque suggère que les compétences communautaires en matière d’environnement ou de santé publique, fondées sur le traité CE (aujourd’hui Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), pourraient servir de base juridique pour adopter des mesures visant à prévenir les risques de contamination radioactive, quelle que soit leur origine. La portée de cette décision dépasse donc la simple interprétation du traité Euratom, en ouvrant des perspectives pour un encadrement futur des impacts environnementaux des activités nucléaires militaires par d’autres voies du droit de l’Union.