Par un arrêt du 12 avril 2018, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa sixième chambre, s’est prononcée sur la compatibilité d’une fiscalité nationale avec les objectifs du système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre.
En l’espèce, une société slovaque du secteur de l’énergie s’est vue assujettie à un impôt national, instauré pour les années 2011 et 2012, frappant les quotas d’émission de gaz à effet de serre qui lui avaient été alloués à titre gratuit. Cet impôt, au taux de 80 %, s’appliquait à la valeur des quotas non utilisés pour couvrir les émissions effectives de l’exploitant ou à ceux transférés sur le marché.
Contestant la conformité de cette législation au droit de l’Union, la société a d’abord demandé à l’administration fiscale de fixer à zéro le montant des paiements anticipés dus, ce qui fut rejeté. Après s’être acquittée d’un premier acompte, elle en a sollicité le remboursement, demande également rejetée par l’administration puis par la direction de l’administration fiscale sur recours. Saisie de deux recours dirigés contre ces décisions, la cour régionale de Bratislava a décidé de surseoir à statuer et d’interroger la Cour de justice à titre préjudiciel.
La question posée à la Cour visait à déterminer si la directive 2003/87/CE, qui établit le système communautaire d’échange de quotas, doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale prévoyant une imposition au taux de 80 % sur la valeur des quotas gratuits non utilisés ou vendus par les entreprises.
La Cour de justice répond par l’affirmative, considérant qu’une telle réglementation neutralise les mécanismes incitatifs au cœur du dispositif européen et porte ainsi atteinte aux objectifs poursuivis par la directive. En jugeant que la fiscalité slovaque contrevient à l’esprit du système d’échange, la Cour réaffirme la primauté de l’effet utile attaché à la valeur économique des quotas (I), tout en précisant les limites de l’autonomie fiscale des États membres au regard des politiques environnementales de l’Union (II).
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**I. La consécration de l’effet utile de la valeur économique des quotas**
La décision de la Cour repose entièrement sur la logique économique qui sous-tend le système d’échange de quotas. Elle rappelle que la valeur marchande de ces instruments est le principal vecteur de la réduction des émissions (A), une valeur qu’une fiscalité excessive vient précisément anéantir (B).
**A. La valeur économique du quota, instrument essentiel de la politique climatique**
Le raisonnement des juges de Luxembourg met en lumière le fondement du système d’échange de quotas. L’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre « dans des conditions économiquement efficaces et performantes » ne peut être atteint que si les quotas possèdent une valeur économique tangible pour les entreprises. La Cour souligne que la directive « s’appuie sur la valeur économique des quotas afin d’inciter les entreprises à diminuer leurs émissions et instaure, à cet effet, un système d’échange de quotas d’émission ». C’est cette valeur qui crée un signal-prix, offrant aux exploitants un arbitrage clair : soit utiliser les quotas pour couvrir leurs propres émissions, soit investir dans des technologies plus propres pour réduire leurs émissions et réaliser un profit en vendant les quotas excédentaires.
En rattachant explicitement l’efficacité du système à la capacité des entreprises de tirer un bénéfice de leurs efforts de réduction, la Cour confère une protection juridique forte à la dimension marchande du dispositif. L’allocation de quotas, même à titre gratuit, n’est pas une simple subvention mais un outil destiné à orienter les comportements par des incitations financières. L’existence d’un marché fonctionnel et la possibilité d’y monétiser les quotas non utilisés constituent donc des éléments indissociables de la directive, dont la préservation est nécessaire à son bon fonctionnement.
**B. La neutralisation de l’incitation par une fiscalité confiscatoire**
La Cour constate qu’une imposition à hauteur de 80 % sur la valeur des quotas non utilisés ou vendus a pour conséquence directe de priver ce mécanisme de sa substance. Elle juge qu’« en supprimant ainsi la quasi-totalité de la valeur économique des quotas d’émission, cet impôt revient à réduire à néant les mécanismes incitatifs sur lesquels repose le système d’échange des quotas d’émission ». Une telle mesure anéantit presque entièrement l’intérêt financier pour une entreprise à investir dans la décarbonation de ses activités, puisque le fruit de ses efforts serait quasi intégralement capté par l’État.
Le caractère confiscatoire de l’impôt ne réside pas uniquement dans son taux très élevé, mais dans sa capacité à rendre l’arbitrage économique inopérant. Si la vente d’un quota ne génère plus de bénéfice significatif, l’exploitant n’a plus d’avantage économique à réduire ses émissions au-delà du strict nécessaire. La fiscalité slovaque, en ciblant spécifiquement la plus-value potentielle liée à une gestion vertueuse des quotas, contrevient donc directement à l’objectif de la directive, qui est précisément d’encourager cette gestion. La Cour conclut logiquement que cette imposition a pour effet de « neutraliser le principe de l’allocation à titre gratuit » et de porter atteinte aux finalités de la directive.
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**II. L’encadrement de l’autonomie fiscale des États membres par les objectifs de l’Union**
Si la Cour reconnaît en principe l’autonomie fiscale des États membres, elle réaffirme avec force que celle-ci ne saurait être exercée en violation des objectifs fixés par le droit de l’Union (A). La décision illustre ainsi la prévalence du principe d’effet utile sur les prérogatives nationales lorsque celles-ci compromettent la réalisation d’une politique commune (B).
**A. Une compétence fiscale nationale reconnue mais subordonnée**
La Cour prend soin de rappeler sa jurisprudence constante, notamment les arrêts *Iberdrola*, selon laquelle « aucune disposition de la directive 2003/87 ne restreint expressément le droit des États membres d’adopter des mesures susceptibles d’influer sur les implications économiques de l’utilisation de tels quotas ». Les États conservent donc, en principe, la faculté de réglementer les aspects économiques liés aux quotas d’émission, y compris par le biais de la fiscalité. Cette compétence n’est cependant pas discrétionnaire.
En effet, la Cour la conditionne immédiatement au respect des objectifs de la directive. L’exercice de l’autonomie fiscale ne peut aboutir à priver les dispositions du droit de l’Union de leur effet utile. Le présent arrêt s’inscrit parfaitement dans cette ligne jurisprudentielle, mais il en précise la portée en présence d’une mesure fiscale particulièrement intrusive. Il ne s’agit plus seulement d’encadrer la répercussion de la valeur des quotas sur les consommateurs, mais bien de sanctionner une mesure qui attaque le cœur même du système d’incitation. L’autonomie fiscale trouve ainsi sa limite là où commence la neutralisation d’un instrument de politique européenne.
**B. La sanction d’une mesure nationale vidant la directive de son effet utile**
La Cour conclut que la directive 2003/87 « s’oppose à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui taxe, à hauteur de 80 % de leur valeur, les quotas d’émission de gaz à effet de serre alloués à titre gratuit qui ont été vendus ou non utilisés ». En déclarant la législation slovaque incompatible avec le droit de l’Union, la Cour envoie un signal clair aux États membres. Ils ne sauraient, sous couvert de leur souveraineté fiscale, mettre en place des dispositifs qui videraient de leur substance les politiques environnementales décidées au niveau de l’Union.
Cette décision revêt une portée significative car elle protège l’intégrité et la cohérence du marché européen du carbone. Elle garantit que les incitations économiques prévues par la directive restent effectives sur l’ensemble du territoire de l’Union, prévenant ainsi des distorsions de concurrence qui pourraient naître de fiscalités nationales divergentes et punitives. En sanctionnant une mesure qui rendait l’instrument climatique inefficace, la Cour renforce la primauté du droit de l’Union et rappelle aux États leur devoir de coopération loyale dans la poursuite des objectifs communs.