Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur la compatibilité d’une législation nationale en matière de taxation des huiles lubrifiantes avec le droit de l’Union, plus spécifiquement au regard des directives encadrant le régime des droits d’accise.
En l’espèce, une société commercialisant en Pologne des huiles lubrifiantes acquises auprès d’autres États membres a sollicité une interprétation du droit fiscal national pour savoir si ces produits étaient soumis à un droit d’accise. L’autorité fiscale polonaise a répondu par l’affirmative. La société a alors contesté cette interprétation devant les juridictions administratives. Le tribunal administratif de première instance a annulé la décision de l’administration, jugeant que les huiles en question, destinées à des usages autres que de carburant ou de combustible, n’étaient pas soumises au régime de l’accise harmonisée de l’Union. Saisie d’un pourvoi en cassation par l’autorité fiscale, la Cour suprême administrative a constaté que si de tels produits pouvaient faire l’objet d’une imposition nationale, il subsistait un doute quant à la légalité des modalités de perception de cette taxe. En effet, la législation nationale soumettait ces produits à des formalités identiques à celles prévues par le régime harmonisé, notamment une déclaration préalable à l’importation et la constitution d’une garantie de paiement, ce qui pouvait constituer une formalité liée au passage d’une frontière, prohibée par le droit de l’Union. La juridiction de renvoi a donc décidé de surseoir à statuer et d’interroger la Cour de justice.
Il était donc demandé à la Cour de justice de déterminer si le droit de l’Union, en particulier les directives relatives au régime général d’accise, s’oppose à ce qu’un État membre applique à des produits exclus du champ de l’accise harmonisée une taxe nationale dont les modalités de perception sont identiques à celles de ce régime. La Cour de justice devait également préciser si les obligations de déclaration et de garantie préalables à l’acquisition intracommunautaire constituaient des formalités prohibées liées au passage d’une frontière.
À cette question, la Cour répond que les directives en cause ne s’opposent pas à ce que des produits non couverts par le régime harmonisé soient soumis à une taxe nationale régie par des règles identiques, à la condition fondamentale que ces règles n’entraînent pas de formalités liées au passage des frontières entre les États membres. Elle juge en outre que les obligations de déclaration et de garantie de paiement, visant à assurer le recouvrement de l’impôt, ne constituent pas de telles formalités prohibées.
Cette décision permet de clarifier l’étendue de l’autonomie fiscale des États membres pour les produits non couverts par l’harmonisation (I), tout en la soumettant à un contrôle strict au regard des principes fondamentaux du marché intérieur (II).
I. La confirmation de l’autonomie fiscale des États membres pour les produits non harmonisés
La Cour de justice réaffirme la liberté des États membres d’imposer des produits non soumis au régime d’accise harmonisé (A) et valide la possibilité pour eux de le faire en utilisant un cadre normatif calqué sur ce même régime (B).
A. La qualification des huiles lubrifiantes en dehors du régime d’accise harmonisé
La Cour commence son raisonnement en rappelant la situation des produits en cause au regard du droit de l’Union. Elle constate que, conformément à sa jurisprudence antérieure, les huiles lubrifiantes destinées à des usages autres que ceux de carburant ou de combustible ne relèvent pas du champ d’application du régime d’accise harmonisé. Bien qu’ils soient qualifiés de « produits énergétiques » au sens de la directive 2003/96/CE, celle-ci les exclut expressément de son périmètre. La Cour en déduit logiquement que ces huiles « ne relèvent pas du régime de l’accise harmonisée visé par cette dernière directive ».
Cette exclusion a une conséquence directe et fondamentale : les huiles lubrifiantes constituent des produits autres que les « produits soumis à accise » au sens des directives 92/12/CEE et 2008/118/CE. Par conséquent, les États membres conservent la faculté de prélever des taxes sur ces produits en vertu de leur compétence fiscale propre. Cette liberté n’est cependant pas absolue ; elle est encadrée par une condition essentielle posée par le droit de l’Union, à savoir que de telles impositions « n’entraînent pas de formalités liées au passage des frontières dans le cadre des échanges entre États membres ». Le principe est donc celui d’une compétence fiscale nationale, dont l’exercice est limité par les exigences du marché intérieur.
B. La validation d’un régime fiscal national calqué sur le modèle harmonisé
L’originalité du litige tenait à ce que la législation nationale ne se contentait pas de taxer le produit, mais le faisait en appliquant des règles identiques à celles du régime harmonisé. La Cour de justice examine si une telle méthode est compatible avec le droit de l’Union. Sa réponse est claire : la liberté laissée aux États membres quant à l’instauration de taxes sur les produits non harmonisés n’est assortie que d’une seule condition. Cette condition est l’absence de formalités liées au passage des frontières. Le droit de l’Union n’impose aucune contrainte quant à la nature de la taxe ou aux modalités de sa perception, dès lors que cette condition est respectée.
La Cour souligne ainsi que « l’article 1er, paragraphe 3, de ladite directive ne s’oppose pas, en tant que tel, à ce que les États membres frappent des produits autres que ceux soumis au régime de l’accise harmonisée d’une taxe régie par des règles identiques à celles relatives à ce régime ». En d’autres termes, le choix par un État membre de s’inspirer du modèle harmonisé, voire de le copier, pour organiser une fiscalité purement nationale est une question qui relève de sa seule appréciation. Ce faisant, la Cour reconnaît une marge de manœuvre considérable aux législateurs nationaux dans la structuration de leur système fiscal, pourvu que les principes fondamentaux de l’Union soient sauvegardés.
Une fois le principe de cette autonomie et de ses limites posé, il restait à vérifier si, en l’espèce, les modalités concrètes de la taxe polonaise respectaient les exigences du marché intérieur.
II. Le contrôle des modalités d’application au regard des libertés de circulation
La Cour procède à une analyse détaillée des formalités imposées par la loi nationale pour déterminer leur compatibilité avec le droit de l’Union, en se fondant sur une interprétation restrictive de la notion de formalité prohibée (A) et en complétant son analyse par un examen au regard du principe de non-discrimination fiscale (B).
A. L’interprétation restrictive de la notion de formalité liée au passage des frontières
La juridiction de renvoi s’interrogeait spécifiquement sur les obligations de déclarer l’achat intracommunautaire et de constituer une garantie de paiement avant même l’importation des produits. La Cour examine ces formalités au regard de l’interdiction des formalités liées au passage des frontières. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une formalité dont l’objectif est d’assurer le paiement de la taxe est liée au fait générateur de celle-ci, et non au franchissement physique de la frontière. En l’espèce, l’obligation de constituer une garantie de paiement a manifestement pour but de sécuriser la créance fiscale de l’État. Par conséquent, elle n’est pas une formalité liée au passage de la frontière au sens de la directive.
La Cour développe un argument pragmatique et de cohérence systémique particulièrement éclairant. Elle observe que les obligations contestées « correspondent aux prescriptions auxquelles, s’agissant des produits soumis au régime de l’accise harmonisée, les personnes redevables de droits d’accise doivent se conformer en vertu de l’article 34, paragraphe 2, premier alinéa, sous a), de la directive 2008/118 ». Il en résulte que « le législateur de l’Union n’a pas considéré que ces prescriptions constituent des formalités liées au passage des frontières ». Il serait en effet paradoxal de considérer comme une entrave prohibée dans le cadre d’une taxe nationale une formalité jugée nécessaire et proportionnée dans le cadre du régime harmonisé qu’elle imite.
B. L’examen du respect du principe de non-discrimination fiscale
Bien que la juridiction de renvoi ne l’ait pas expressément demandé, la Cour, fidèle à son rôle de fournir tous les éléments d’interprétation utiles, examine la compatibilité de la législation nationale avec l’article 110 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Ce dernier interdit toute imposition intérieure frappant les produits des autres États membres supérieure à celle qui frappe les produits nationaux similaires. La question se posait en raison de délais de paiement de l’accise potentiellement différents pour les produits importés et les produits nationaux.
La Cour constate que les produits nationaux sont obligatoirement soumis à un régime de suspension des droits, avec un délai de paiement fixé au vingt-cinquième jour du mois suivant la naissance de l’obligation fiscale. Les produits importés, quant à eux, peuvent être soumis soit à ce même régime de suspension, bénéficiant alors du même délai de paiement, soit à un régime d’acquittement immédiat impliquant un délai plus court de dix jours. La Cour en déduit qu’il n’existe aucune discrimination au détriment des produits importés. L’existence d’une option supplémentaire pour les importateurs, même si elle comporte un délai de paiement plus court, ne saurait constituer une discrimination. « Le fait que, pour les seuls produits importés, il soit également possible d’utiliser le régime d’acquittement de l’accise comportant un délai de paiement plus court ne saurait affecter le caractère non discriminatoire » de la réglementation. Cette analyse démontre que l’égalité de traitement est assurée dès lors qu’au moins un des régimes applicables aux produits importés offre des conditions non moins favorables que celles applicables aux produits nationaux.