Par un arrêt rendu en grande chambre le 12 juillet 2005, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur les conséquences du défaut d’exécution par un État membre d’un précédent arrêt en manquement. Cette décision offre l’occasion de préciser les conditions de mise en œuvre des sanctions pécuniaires prévues par l’article 228 du traité instituant la Communauté européenne. En l’espèce, un État membre avait été condamné une première fois par un arrêt de la Cour du 11 juin 1991 pour ne pas avoir assuré, entre 1984 et 1987, un contrôle garantissant le respect des mesures communautaires de conservation des ressources de pêche. Suite à de nouvelles inspections ayant révélé la persistance des manquements, notamment en ce qui concerne la commercialisation de poissons n’ayant pas la taille minimale requise et l’absence de poursuites effectives contre les contrevenants, la Commission a engagé une nouvelle procédure.
Après une longue phase précontentieuse initiée dès 1991 et marquée par l’émission de deux avis motivés en 1996 et 2000, la Commission a saisi la Cour d’un recours au titre de l’article 228 du traité. Elle demandait à la Cour de constater l’inexécution de l’arrêt de 1991 et de condamner l’État membre au paiement d’une astreinte journalière. L’État défendeur contestait la persistance du manquement, arguant des efforts substantiels accomplis pour renforcer ses dispositifs de contrôle et de sanction. Il s’agissait donc pour la Cour de déterminer si l’inexécution de l’arrêt initial était avérée et, dans l’affirmative, de définir la nature et l’étendue des sanctions pécuniaires applicables. La Cour de justice a non seulement constaté que l’État membre avait manqué à son obligation d’exécuter l’arrêt de 1991, mais a également jugé qu’elle pouvait lui infliger cumulativement une somme forfaitaire et une astreinte.
Cette décision, par l’interprétation audacieuse des pouvoirs que la Cour tire du traité, renforce considérablement les instruments de contrainte à sa disposition (I). Elle en fait une application particulièrement rigoureuse, traduisant une volonté de garantir par tous les moyens l’application effective du droit communautaire (II).
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I. L’affirmation d’un pouvoir de sanction pécuniaire renforcé de la Cour
La Cour de justice opère une clarification majeure de la portée de l’article 228 du traité en consacrant la possibilité de cumuler l’astreinte et la somme forfaitaire (A). Elle confirme par ailleurs la pleine autonomie dont elle dispose pour déterminer la sanction la plus appropriée, y compris au-delà des demandes de la Commission (B).
A. La consécration du cumul de l’astreinte et de la somme forfaitaire
La Cour était invitée à se prononcer sur l’interprétation de la conjonction « ou » figurant à l’article 228, paragraphe 2, du traité, qui dispose que la Cour peut infliger à un État le paiement d’une « somme forfaitaire ou d’une astreinte ». Rejetant une lecture strictement alternative, la Cour juge que ce terme « doit être entendu dans un sens cumulatif ». Pour justifier cette position, elle distingue la finalité propre à chaque sanction. L’astreinte est présentée comme une mesure particulièrement adaptée « pour inciter un État membre à mettre fin, dans les plus brefs délais, à un manquement qui, en l’absence d’une telle mesure, aurait tendance à persister ». Son objectif est donc avant tout coercitif et tourné vers l’avenir, visant à faire cesser l’infraction.
À l’inverse, l’imposition d’une somme forfaitaire « repose davantage sur l’appréciation des conséquences du défaut d’exécution des obligations de l’État membre concerné sur les intérêts privés et publics, notamment lorsque le manquement a persisté pendant une longue période ». Cette seconde sanction a donc une fonction plus rétrospective et punitive, sanctionnant la durée et la gravité de l’infraction passée depuis le premier arrêt en manquement. La complémentarité de ces deux objectifs justifie alors, selon la Cour, leur application conjointe lorsqu’un manquement présente à la fois une longue durée et une tendance à la persistance. La Cour écarte par là même l’argument tiré du principe *non bis in idem*, en précisant que chaque sanction poursuit une fonction distincte, même si la durée de l’infraction est prise en compte dans les deux cas comme un critère de calcul parmi d’autres.
B. La confirmation d’une large autonomie juridictionnelle dans le choix des sanctions
Au-delà de la question du cumul, la Cour affirme avec force sa compétence pour déterminer souverainement les sanctions pécuniaires, quand bien même la Commission n’aurait pas formulé de proposition en ce sens. Dans cette affaire, la Commission n’avait requis que le paiement d’une astreinte. Or, la Cour décide de sa propre initiative d’y ajouter une somme forfaitaire. Elle rejette l’argument selon lequel une telle démarche violerait le principe interdisant au juge de statuer *ultra petita*, c’est-à-dire au-delà des conclusions des parties. La Cour souligne en effet que la procédure de l’article 228 du traité « est une procédure juridictionnelle spéciale, propre au droit communautaire, qui ne peut être assimilée à une procédure civile ».
Cette procédure ne vise pas à compenser un dommage mais à exercer une contrainte économique sur l’État défaillant pour qu’il mette fin à son comportement illicite. L’opportunité d’imposer une sanction et le choix de celle-ci ne relèvent donc pas de considérations politiques, mais d’une appréciation juridique des circonstances de l’espèce. La Cour prend soin de préciser que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est subordonné au respect des droits de la défense. En l’espèce, elle relève que l’État membre a eu l’opportunité de présenter ses observations sur cette éventualité au cours de la procédure, notamment après une ordonnance de réouverture de la procédure orale. Ce faisant, la Cour se positionne comme le garant ultime de l’exécution de ses propres arrêts, s’autorisant à choisir l’instrument qu’elle juge le plus efficace pour rétablir la légalité communautaire.
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II. Une application rigoureuse au service de l’effectivité du droit de l’Union
Forte des principes ainsi établis, la Cour procède à une application sévère en l’espèce, en procédant à une appréciation souveraine de la persistance du manquement (A). Elle module ensuite les sanctions pécuniaires de manière à en faire un véritable instrument de dissuasion et de contrainte (B).
A. L’appréciation souveraine de la persistance du manquement en matière de politique commune de la pêche
La Cour examine de manière détaillée les éléments de fait pour établir la persistance du manquement de l’État membre. Elle s’appuie sur les nombreux rapports des inspecteurs de la Commission qui, sur une longue période, ont constaté la commercialisation de poissons de taille inférieure à la norme, en l’absence de contrôles nationaux efficaces. La Cour considère que « la similarité et la répétition des situations constatées dans tous les rapports permettent de considérer que ces cas n’ont pu être que la conséquence d’insuffisances structurelles ». Elle conclut ainsi à un manquement présentant « un degré de constance et de généralité de nature à compromettre gravement » les objectifs de la politique commune de la pêche.
Face aux arguments de l’État membre faisant état d’une amélioration de la situation et d’une meilleure discipline des pêcheurs, la Cour se montre inflexible. Elle relève que les données statistiques fournies sont contradictoires et que, en tout état de cause, « les efforts consentis ne sont pas de nature à excuser les manquements constatés ». De même, la Cour juge que l’insuffisance des poursuites pénales est établie, non seulement par l’absence de constatation d’infractions pourtant visibles, mais aussi par le fait que les sanctions éventuellement prononcées ne présentent pas un caractère suffisamment dissuasif. Cette analyse factuelle rigoureuse démontre que la Cour n’entend pas se satisfaire de mesures administratives ou de déclarations d’intention, mais exige des résultats concrets et vérifiables pour considérer qu’un arrêt a été pleinement exécuté.
B. La modulation des sanctions pécuniaires, instrument de dissuasion et de contrainte
En fixant le montant des sanctions, la Cour met en œuvre les critères qu’elle a elle-même dégagés : la gravité de l’infraction, sa durée et la capacité de paiement de l’État membre. Elle qualifie le manquement de particulièrement grave, soulignant que le non-respect des tailles minimales des poissons « constitue une menace grave pour le maintien de certaines espèces ». La durée de l’infraction est jugée « considérable », s’étendant sur plus d’une décennie depuis le premier arrêt. Ces éléments justifient l’application de coefficients élevés pour le calcul de l’astreinte, aboutissant à une somme très importante.
Plus encore, la Cour décide d’infliger une somme forfaitaire de vingt millions d’euros, justifiée par le fait que « le manquement a persisté pendant une longue période depuis l’arrêt qui l’a initialement constaté et eu égard aux intérêts publics et privés en cause ». Le caractère exceptionnel des montants retenus, tant pour l’astreinte que pour la somme forfaitaire, témoigne de la volonté de la Cour de marquer les esprits et d’exercer une pression économique maximale sur l’État récalcitrant. Par cette décision, la Cour transforme les sanctions de l’article 228 du traité en un outil redoutable, destiné non seulement à contraindre l’État défaillant dans un cas d’espèce, mais aussi à dissuader l’ensemble des États membres de négliger leurs obligations d’exécution des arrêts de la Cour.