Cour de justice de l’Union européenne, le 12 juillet 2022, n°C-348/20

Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur les conditions de recevabilité d’un recours en annulation formé par un particulier à l’encontre d’une directive. En l’espèce, une société chargée du développement d’un important gazoduc reliant un pays tiers à un État membre de l’Union a vu son projet affecté par l’adoption d’une directive modifiant le cadre réglementaire existant. Cette directive étendait le champ d’application de certaines règles du marché intérieur du gaz, notamment en matière de dissociation des activités de transport et de production, d’accès des tiers au réseau et de régulation tarifaire, aux infrastructures gazières comme celle développée par la société requérante. Estimant que cet acte législatif portait atteinte à ses intérêts, la société a introduit un recours en annulation devant le Tribunal de l’Union européenne. Le Parlement et le Conseil, en tant qu’auteurs de l’acte, ont soulevé une exception d’irrecevabilité, arguant que la société n’était ni directement ni individuellement concernée par la directive. Le Tribunal a accueilli cette exception, jugeant que la condition de l’affectation directe n’était pas remplie, principalement en raison de la nature de l’acte, une directive nécessitant des mesures de transposition, et de la marge d’appréciation laissée aux États membres. La société a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’interprétation restrictive des conditions de recevabilité retenue par le Tribunal. La question de droit posée à la Cour était donc de déterminer si un opérateur économique peut être considéré comme directement et individuellement concerné par une directive lorsque celle-ci, bien que de portée générale et nécessitant transposition, modifie inéluctablement sa situation juridique, notamment en raison de conditions de dérogation rédigées de manière à l’exclure. La Cour de justice annule l’ordonnance du Tribunal, jugeant que celui-ci a commis une erreur de droit dans son appréciation de l’affectation directe. Elle considère que l’analyse doit porter sur la substance de l’acte et non sur sa forme, et que l’absence de pouvoir d’appréciation de l’État membre quant au résultat à atteindre suffit à établir le lien direct. Statuant ensuite elle-même sur l’affaire, la Cour déclare le recours recevable, estimant la requérante également individuellement concernée.

L’apport de cette décision est considérable en ce qu’elle consolide une vision matérielle des conditions de recevabilité des recours, garantissant un contrôle juridictionnel effectif même à l’encontre d’actes législatifs. La Cour de justice opère ainsi une clarification substantielle de la notion d’affectation directe, détachée de la forme de l’acte contesté (I), ce qui la conduit logiquement à reconnaître une protection juridictionnelle individualisée à un opérateur spécifiquement visé par les mécanismes de la nouvelle législation (II).

I. Une appréciation renouvelée de l’affectation directe au-delà de la nature formelle de l’acte

La Cour de justice censure avec fermeté le raisonnement du Tribunal qui liait l’absence d’affectation directe à la nature même de la directive. Elle impose au contraire une analyse centrée sur la substance de l’acte, jugeant que l’affectation directe doit s’apprécier indépendamment de la forme de la norme (A) et en fonction de la situation concrète de l’opérateur, laquelle révélait en l’espèce une absence de réelle marge d’appréciation pour l’État membre (B).

A. Le rejet d’une approche formaliste de l’incidence de la directive

Le Tribunal avait estimé qu’une directive ne pouvait par elle-même, avant transposition, créer des obligations directes pour un particulier, retenant ainsi une approche formelle. La Cour de justice rejette cette logique, car elle « revient, en définitive, en méconnaissance de ce qui est exposé aux points 63 et 64 du présent arrêt, à faire primer, aux fins de l’examen de la condition selon laquelle la mesure faisant l’objet du recours doit produire directement des effets sur la situation juridique du requérant, la forme de la mesure en cause, à savoir celle d’une directive, sur la substance même de cette mesure ». En agissant ainsi, la Cour réaffirme que la recevabilité d’un recours ne saurait dépendre de la qualification formelle de l’acte mais de ses effets juridiques réels. Admettre le contraire reviendrait à créer une immunité de fait pour les directives, privant les justiciables de toute voie de recours direct contre des actes qui, bien que nécessitant une exécution nationale, déterminent de manière impérative leur situation juridique. La Cour souligne que la nécessité de mesures de transposition n’exclut pas une affectation directe si ces mesures ne laissent aucune marge de manœuvre quant au résultat à atteindre pour le particulier concerné. Cette approche pragmatique garantit que le droit à une protection juridictionnelle effective, consacré par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, ne soit pas vidé de sa substance par une lecture trop rigide de l’article 263 TFUE.

B. La caractérisation d’une absence de pouvoir d’appréciation concret de l’État membre

La Cour censure également le Tribunal pour avoir évalué de manière générale et abstraite la marge d’appréciation laissée aux États membres. L’analyse doit au contraire porter sur la situation spécifique du requérant. En l’espèce, la directive litigieuse prévoyait deux régimes dérogatoires, mais la Cour constate que leurs conditions d’application étaient rédigées de telle sorte que le gazoduc de la requérante en était nécessairement exclu. Ainsi, l’État membre concerné ne disposait d’aucune latitude pour lui accorder une dérogation. La Cour relève que s’agissant de cette possibilité, les États membres « ne disposent, en revanche, d’aucune marge d’appréciation en ce qui concerne la possibilité d’accorder ces dérogations à la requérante, qui ne satisfait pas à ces conditions ». Le lien de causalité entre la directive et la modification de la situation juridique de l’opérateur est donc direct et inéluctable. De même, concernant l’obligation de dissociation, même si l’État membre pouvait choisir entre plusieurs modèles, le résultat final, à savoir une séparation effective des activités, s’imposait dans tous les cas. Par conséquent, la marge de manœuvre n’était qu’apparente et ne portait pas sur le principe même de l’obligation, qui affectait inévitablement la structure et le modèle économique de l’entreprise.

II. La consécration d’une protection juridictionnelle individualisée face à une législation ciblée

Ayant établi l’affectation directe, la Cour, statuant elle-même sur le litige, examine la condition de l’affectation individuelle. Elle conclut que la requérante est également individuellement concernée, en raison d’une situation de fait qui la distingue de tout autre opérateur (A). Cette solution, si elle renforce la protection des justiciables, laisse toutefois transparaître une tension quant à l’étendue des garanties procédurales relatives à l’accès aux preuves (B).

A. L’individualisation de l’opérateur par l’effet d’une « photographie législative »

Pour établir l’affectation individuelle, la Cour applique le critère classique issu de l’arrêt de 1963, mais elle le fait d’une manière particulièrement notable. Elle reconnaît que la directive est formulée en termes généraux. Cependant, elle constate que la combinaison de l’extension du champ d’application de la réglementation et des conditions très restrictives des dérogations place la requérante dans une situation unique. La Cour estime que « l’articulation entre, d’une part, l’extension du champ d’application de la directive 2009/73 […] et, d’autre part, l’aménagement des conditions de dérogation prévues aux articles 36 et 49 bis de ladite directive a produit des effets sur la situation juridique de la requérante de nature à individualiser cette dernière d’une manière analogue à celle dont le serait le destinataire d’une décision ». En pratique, les critères retenus par le législateur de l’Union agissent comme une « photographie » de la situation du gazoduc de la requérante, le distinguant de tous les autres projets passés, présents ou futurs. Cette situation de fait caractérisée suffit à l’individualiser, lui ouvrant ainsi le prétoire du juge de l’Union au même titre que le destinataire d’une décision. La Cour admet donc qu’un acte de nature législative peut, par sa conception même, viser de facto un cercle fermé, voire un seul opérateur.

B. Une portée ambiguë de la solution au regard des garanties procédurales

Parallèlement à la question de la recevabilité, la Cour se prononce sur le retrait de certains documents du dossier, ordonné par le Tribunal à la demande du Conseil. Sa décision est nuancée et révèle les tensions inhérentes à l’équilibre entre la transparence, le droit à un procès équitable et la protection des prérogatives des institutions. La Cour confirme qu’un avis juridique interne du service juridique du Conseil, obtenu sans autorisation, doit être écarté pour protéger l’intérêt de l’institution à recevoir des conseils en toute indépendance. En revanche, elle juge que le Tribunal a commis une erreur de droit en ordonnant le retrait d’autres documents, comme une recommandation de la Commission et les observations d’un État membre, sans effectuer la nécessaire mise en balance des intérêts. Le Tribunal aurait dû, selon la Cour, procéder à « la mise en balance entre, d’une part, les intérêts du requérant ayant produit ces éléments de preuve, compte tenu, notamment, de leur utilité aux fins d’apprécier les mérites du recours formé devant lui, et, d’autre part, les intérêts de la partie adverse auxquels le maintien dans le dossier desdits éléments de preuve pourrait concrètement et effectivement porter atteinte ». Cette cassation partielle souligne que si la recevabilité du recours est élargie sur le plan des principes, l’accès aux éléments de preuve nécessaires pour emporter la conviction du juge sur le fond reste un parcours semé d’obstacles, où la protection de l’intérêt public invoqué par les institutions conserve un poids considérable.

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Hassan KOHEN
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